Dans les coulisses d'un restaurant, le temps semble distendu. D'un coup, tout s'accélère, les clients affluent, les commandes se multiplient et on court partout pour essayer de s'occuper de tout en même temps. Les secondes semblent disparaître et on ne voit plus le temps passer. On n'a pas le temps de le voir passer, en fait. Et puis, soudain, tout s'arrête. Alors que l'on ployait sous le travail l'instant précédent, on n'a, tout à coup, plus rien à faire. Les clients sont partis, les commandes, terminées. Des accalmies aussi brusques que bienvenues.

Cela me permettait de remettre un peu d'ordre dans ma cuisine, et de me poser cinq minutes. Mais seulement cinq. Car si les clients sont partis, le patron, lui, est toujours là. C'est justement dans les moments de calme qu'il en profitait pour jouer son rôle de chef tyrannique. Bon, ok, j'exagère peut-être un peu. Ou peut-être pas.

- Hey, sweetheart, il y a des trucs qui te manquent, niveau frigo ou quoi ? Que je sache si je dois refaire une commande !

Je serrai les dents. Il me fit un clin d'oeil et je me contentai de grimacer. De tous les surnoms horripilants que Chad pouvait bien me trouver, celui-là était l'un des pires. Je plongeai les mains dans la laitue que j'étais en train de nettoyer, tout en réfléchissant.

- On n'a presque plus de coulis aux fruits, pour les desserts. Sinon, rien de plus que les produits frais qu'on commande habituellement chaque semaine.

Je haussai des épaules.

- Ah si. Je réfléchis depuis quelques jours à une nouvelle recette à base de fruit de mer qu'on pourrait mettre sur la carte courante. Le menu spécial « fruits de mer » qu'on a fait il y a quelques mois avait plutôt bien marché.

Ce pouvait être une bonne idée, à mon avis. Et puis, j'adorais ce genre de cuisine. Il réfléchit à la question, puis me demanda, petit sourire en coin :

- Tu nous rejoues une sérénade quand, petit rossignol ? Ton public se languit.

Je marmonnai dans ma barbe. Tu vas voir ce qu'il va te jouer, le petit rossignol !

- La dernière fois que tu as bien voulu jouer, la soirée a fait un tabac. Tu aurais pu faire carrière tu sais, affirma-t-il.
- Non, justement. Le trac m'aurait tué avant, déclarai-je d'un ton volontairement dramatique. Et c'est ce que tu vas finir par faire, à force de me faire monter sur scène.

J'eus un petit rire. L'humour me servait à mieux dompter mon stress, bien sûr. Mais ce n'était pas que cela. C'était devenu un véritable rituel de se chamailler comme ça avant que Chad ne me convainque de chanter. Un comportement complètement puéril, mais bon.

Ma laitue dans la main, je tendis mon autre main pour attraper un torchon propre sur le plan de travail.

- Vendredi soir, t'es libre ? demanda-t-il, sourire enjôleur aux lèvres, une main dans les cheveux.

Je me figeai dans mon mouvement, le temps de lui jeter un coup d'oeil surpris. Bien sûr, il se foutait de ma gueule. Encore. Il adorait ce genre de blagues à double-sens. Je soupirai, exaspérée, et lui jetait le torchon à la figure. Ayant toujours la laitue dans la main, je ne cacherai pas que j'avais hésité un bref instant à lui jeter le légume à la place du chiffon. Mais bon, il y a quand même des choses qui ne se font pas. Il reste mon patron. Et puis, je n'aime pas gaspiller la nourriture.

Cependant, j'eus une bièvre vision de Chad, des feuilles de salade dans les cheveux, et je ne pus m'empêcher de pouffer de rire.

- Désolée, mais j'ai un emploi du temps très chargé en ce moment. J'ai beaucoup de travail. Essaye de joindre ma secrétaire, pour voir.

Des conneries. Il connaissait mon emploi du temps par cœur, vu que c'est lui qui l'avait organisé. Un privilège de patron.

J'exposai à Chad mon idée de plat à base de fruits de mer.

- Parfait, dans ce cas, fais moi une liste de ce qu'il te faudra et quel jour tu comptes favoriser ce menu-là, parce que je ne tiens pas à renifler l'odeur de moules pas fraîches dans le café, ça nuirait à mon image. Non pas que j'ai quelque chose contre les moules... mais c'est une autre histoire...

Je me retins de rouler des yeux, mais ce n'était pas l'envie qui me manquait. Il était proprement exaspérant, limite insupportable, avec ses blagues débiles.

- T'en fais pas pour l'odeur, si on s'arrange avec la poissonnerie, on sera livré le jour même. Et non, je ne veux pas savoir ce que tu trouves aux moules, qu'elles soient fraîches ou pas, d'ailleurs, fis-je en pointant un doigt vers lui. Je te préparerai la liste. Et je pensais faire ça le samedi...

Je m'occupai de nettoyer ma laitue, pensant plus ou moins qu'il me laisserait tranquille pour aller embêter un autre employé. Mais il devait m'avoir à la bonne aujourd'hui, car il me demanda quand j'avais prévu de remonter sur scène. Si ça ne tenait qu'à moi, jamais de la vie, mais bon... Le patron, c'était lui. Pas moi. Je répliquai donc sur le ton habituel, mêlant humour et ambiance mélo-dramatique à deux balles.

- Tu me brises le coeur, Sweetheart, à t'entendre, on te croirait aux mains d'un effrrrrroyable tyran.

Il fallait qu'il arrête avec ce surnom, sérieusement.

- Mais c'est exactement le cas, rétorquai-je d'un air effronté. Tu es un tyran, Chad, tous les employés le confirmeront.

J'eus un sourire amusé. On ressemblait à deux gosses, comme ça. Jouant encore de ces double-sens qu'il aimait tant - et qui m'exaspéraient encore plus - il me demanda si j'étais libre vendredi soir. Il reçut, pour toute réponse, un torchon dans la figure. C'était ça, ou la salade que j'avais dans les mains.

- Désolée, mais j'ai un emploi du temps très chargé en ce moment. J'ai beaucoup de travail. Essaye de joindre ma secrétaire, pour voir.

Il leva les yeux au ciel, puis imita un téléphone portable avec sa main. J'étais presque surprise qu'il n'use pas de son pouvoir. Il aimait y avoir recourt d'habitude.

- Oui, madame la secrétaire de Shakkey ? Vous seriez un chou si vous lui libériez son vendredi soir pour un magnifique et sexy pirate mélomane.

Cette fois, à la description qu'il fit de lui-même, je ne pus m'empêcher de rouler des yeux. Exaspérant. Je ne le répèterais jamais assez, ce type était exaspérant.

- L'affaire est entendue, on dirait.

Il me renvoya le torchon à la figure, mais je l'interceptai avant.

- Toi et moi sur scène, Sweetheart, on va vendre du rêve.
- Arrête de m'appeler comme ça, grognai-je.

Il allait vraiment finir par se prendre la salade dans la gueule, celui-là. Je détestai quand il était comme ça, avec ses foutus sous-entendu. Par moment, il parvenait même à me mettre des idées dans la tête, ce con. Il faut dire qu'il avait un certain charme - comme le remarquait régulièrement la clientèle féminine - et que son côté mauvais garçon était attirant. J'avais toujours eu un faible pour les mauvais garçons. Ça me perdra. Heureusement, dans ces cas-là, il finissait toujours par sortir une blague idiote qui me faisait le classer dans la catégorie « type invivable ».

- Si ça peut te soulager un peu, j'ai prévu de nouvelles embauches. Tu te sentiras un peu moins seule... et tu pourras te venger de ton exécrable patron sur un p'tit commis. Mais pas trop, hein, ce serait... criminel de devoir se séparer d'une aussi talentueuse cuisinière-chanteuse ! Le café ne s'en remettrait pas.
- Je ne suis pas aussi tyrannique que toi. Je ne ferais jamais rien qui puisse faire fuir les employés... jurai-je d'un ton cérémonieux.

Si je n'avais pas encore la laitue dans les mains, j'aurais même pu mettre la main sur le coeur.

- Tu y parviens très bien tout seul, rajoutai-je avec un sourire amusé.

N'empêche, j'étais contente. Un commis me serait bien utile. Alors je ne cracherai certainement pas dessus.

- Et puis, je te signale que je suis cuisinière, et seulement cuisinière. C'est écrit noir sur blanc sur mon contrat.

Que je chante sur scène était un accord tacite. Rien n'avait été rédigé en ce sens, et d'une certaine façon, ça m'arrangeait. Ça faisait moins vrai, plus arrangement à l'amiable. Et ça me convenait parfaitement. D'autant plus que c'était une raison de plus pour charrier Chad.

- Toi et moi sur scène, Sweetheart, on va vendre du rêve.
- Arrête de m'appeler comme ça.
- D'accord, Sweetheart, j'arrête.

J'allais le tuer. Sérieusement. Je ne sais pas encore comment j'allais m'y prendre, ni où, ni quand, mais je finirais par le faire, par le tuer. À ce rythme, c'était ça ou l'asile psychiatrique. J'avais entendu dire qu'il y en avait un de sympa à Louisville.

Je soupirai, excédée, mais étrangement amusée, comme à chaque fois que je me prenais la tête avec Chad. Je me résignai à reposer ma salade avant que la tentation de lui jeter le légume à la figure ne soit trop forte. Ce qui, le connaissant, ne tarderait pas à arriver. Il m'annonça qu'il avait l'intention de me trouver un commis, histoire que j'ai quelqu'un pour me défouler. Je répliquai du tac-au-tac que, moi, je n'étais pas tyrannique...

- T-t-t-t. Je ne suis pas tyrannique. Je suis taquin.

Taquin ? Non. Le mot est trop faible. Bien trop faible.

- Je n'ai jamais fait fuir un employé. Sauf Tommy, mais il avait la trouille des... comment ils disent déjà ? "Sales mutants dégénérés" ? Donc, ça ne compte pas.

Je me rappelai du gars. Un con. Il bossait bien, certes, mais je ne l'avais jamais vraiment apprécié. Et son départ ne m'avait pas vraiment attristée. Et à la réflexion, c'est vrai que l'équipe du Croco Deal était toujours à peu près la même, hormis les saisonniers habituels. Mais pour rien au monde je ne reconnaîtrais devant Chad qu'il avait raison. Je préfèrerai encore la pendaison.

Je changeai de sujet en spécifiant que sur les papiers, j'étais bien cuisinière et non pas chanteuse. Mais bien sûr, ce détail ne l'avait jamais arrêté.

- Ça peut toujours se rectifier tu sais, dit-il en se passant la main dans les cheveux. Mais ma maman me disait toujours que c'était mieux d'être poli et de demander...

Il ricana. J'eus un sourire en coin, il n'avait pas du très bien enregistrer cette leçon-là ...

- Mais je ne pense pas qu'elle ait demandé à mon père avant de se barrer avec un minable banquier.

Pour le coup, mon sourire se figea. Mais il haussa les épaules et je fis mine de rien. J'étais toujours un peu interloquée quand il faisait ça. L'instant auparavant, il était égal à lui-même, charmeur, blagueur et proprement insupportable, jouant à la perfection son rôle de mauvais garçon casseur de pieds, et puis, soudain, sans prévenir, il sortait ce genre de réflexions personnelles, presque des confidences. Alors que ce n'était pas tellement son genre. Ahh, ce type était vraiment... déroutant. Je ne savais jamais sur quel pied danser avec lui. C'était rageant. Et ça lui faisait le pied, à lui. Ce qui était certainement encore plus agaçant.

Bref.

- Tu voudras que je te laisse choisir ton commis ? Tu vois, je suis une gentille personne, je ne t'impose pas un sous-fifre. Et maintenant que tu as des fans, je crains que même si je te laissais arrêter, ton public m'en voudrait à mort et te réclamerait à grand cris.
- T'exagères ! lâchai-je en levant les yeux au ciel.

Certes, je chantais pas trop mal et j'avais un certain succès, mais de là à avoir des « fans » me réclamant à grand cris... La bonne blague.

- Je veux bien participer aux entretiens avec toi, pour le commis. Ça sera plus pratique. Tu as déjà reçu des propositions ?

Je commençai à effeuiller ma laitue - oui, bon j'allais pas la laisser sur la table toute la sainte journée non plus !

- Après je serais pas très difficile, du moment qu'il est un minimum efficace et réactif. Ce sera déjà une aide non-négligeable.

J'avais rien contre le travail d'équipe. Au contraire, j'avais adoré ça quand je bossais au Club Med, mais depuis deux ans, je m'étais assez bien habituée à régner en maître sur ma cuisine. J'avais plus de libertés. Plus de responsabilités aussi, mais cela ne me déplaisait pas. Malgré le caractère de Chad, j'aimais travailler au Croco Deal. Depuis que je m'étais posée à Daytona Beach, je n'avais jamais eu envie de repartir, de reprendre ma vie de voyages et d'aventures. Et puis, il n'était pas nécessaire d'aller à l'autre bout du monde pour faire des rencontres intéressantes.

- J'ai entendu dire que la librairie du quartier des commerces avait été taguée. C'est moi où ce genre de choses se produit de plus en plus ?









HJ : Pas d'inspi, désolée. Je suis en panne de Kinder Country.

- Pas encore. Je viens de balancer une annonce dans le journal local histoire de voir si des étudiants désoeuvrés se sentent de frôler notre immeeeense talent. Mais je te préviens dès que quelqu'un se manifeste.

Je levais les yeux au ciel à la façon dont il prononça « immense ». Ce gars était incorrigible. J'expliquai à Chad que je ne serais pas très difficile pour le choix du commis. Du moment qu'il avait un minimum de jugeote, ça passerait nickel.

- Je ne compte pas engager de larves. J'ai besoin de moussaillons, pas de pots de fleurs.
- Quoiqu'un pot de fleurs dans ton bureau ne ferait peut-être pas de mal... fis-je avec un sourire en coin.

Changeant de sujet, j'abordai le cas de la librairie du centre-ville qui, d'après ce que j'avais entendu dire, s'était faite taguée par les « anti-mutants ».

- Une librairie ? Sérieusement ?

Chad soupira.

- Ouais, ça commence à enfler pas mal. On se croirait presque revenus à l'époque de Salem... Comment on peut être aussi débiles, sérieusement ?

Je haussai les épaules.

- Je comprends pas comment les gens peuvent être aussi étroits d'esprit...

À parcourir le monde pendant la quasi-totalité de ma vie, j'avais vu des tas de choses. Et s'il y avait bien une chose que j'avais appris, c'est à ne pas juger les gens sur leur apparence, leur religion, leur sexualité ou je ne sais quelle connerie. On est tous différents, certes, mais on n'en est pas moins des êtres humains. Tout un chacun mérite le respect, qu'il soit noir, juif, mutant, homo ou que sais-je encore ? Je supportais pas qu'on puisse cataloguer une personne sans même chercher à la connaître. Ça m'était insupportable. Suffisait de voir à quel point Lyra avait été marqué par le comportement de ses proches. Au point de se sentir elle-même coupable ! C'était... c'était juste révoltant.

- Je te parie un billet de vingt que c'est que des gamins. Ça vaut même pas le coup de s'agacer pour ça. Une librairie. En plus, le gérant et les employés ne sont même pas des "mutants''.

Il mima des guillemets sur le dernier mot, avant de soupirer.

- Quand même depuis neuf ans que le coming-out a été fait... Ils devraient lâcher prise un peu, tu crois pas ? Y a des trucs plus important, la faim dans le monde, l'exploitation des enfants en Chine. Kim Jong Un qui commence à se la ramener, le Super Bowl. Pourquoi ils viennent nous emmerder parce que quand certains pètent, ils envoient des flammes? L'Academy est là pour les éduquer, non ?

J'eus un petit rire.

- Tu prêches une convertie, là.

Je secouai la tête.

- Neuf ans depuis le coming-out, mais ça fait bien plus longtemps que les mutants existent, et que ça fait polémique à travers le monde. À certains endroits, comme certaines villes africaines, ils sont même reconnus comme des membres avantageux de la société. Et à côté ça, t'as des fanatiques qui enferment des gosses dans le but de les exorciser... D'après mon père, ça a toujours été comme ça. La seule différence, c'est que maintenant, c'est un phénomène public et mondial.

Mes parents m'avaient inculquée que la tolérance était la plus importante des valeurs. D'ailleurs, depuis quelques années, ils travaillaient ensemble pour prouver, scientifiquement, que les « mutants » sont des humains comme les autres. Que c'est l'évolution naturelle de l'humanité et que d'ici quelques siècles, tout le monde aurait des super-pouvoirs. Cela ferait une belle jambe aux Antis, tiens !

Je songeai à ce qu'il avait dit au sujet de l'Academy. Nous n'avions jamais vraiment abordé le sujet ensemble, mais j'avais cru comprendre qu'il était assez opposé au Projet Chimère. Pourtant, en y pensant, cela pourrait peut-être un bon plan pour Lyra. Elle trouverait peut-être là-bas quelqu'un qui l'aiderait à contrôler son pouvoir …

- En parlant de l'Academy, qu'est-ce que tu en penses ? De ce Projet Chimère dont on arrête pas de parler ?

Chad était peut-être un incorrigible blagueur, proprement insupportable et exaspérant, mais je le connaissais suffisamment bien pour avoir confiance en son jugement.

- Ouais. Mais je crois que c'est plus propre aux sociétés. Regarde, les africains par exemple, pleurent plus la mort d'un vieillard que d'un nouveau-né, parce qu'avec le vieillard, c'est tout un pan de connaissances qui disparaît. En occident, c'est l'inverse, parce que le bébé aurait pu être le nouvel Einstein, alors qu'un vieux... C'est un vieux encombrant qui coûte des sous à l'état et dont il faut s'occuper...

Il haussa les épaules et je réfléchis à sa remarque en mettant mes feuilles de salade dans un saladier. C'est vrai que les états d'esprits pouvaient très vite varier selon les pays.

- T'as raison. Les mentalités changent du tout au tout quand on leur fait traverser les frontières.
- Je me sens pas moins humain et vivant d'avoir un don.
- Et tu ne l'es pas moins que moi. Sauf si le fait d'être insupportable entre en jeu dans la question, ajoutai-je en plaisantant.

Puisqu'on en était à parler de ça, je l'interrogeai sur l'Academy. Honnêtement, elle s'était montée avant que j'arrive à Daytona, donc je savais pas grand chose sur le sujet. J'avais jamais cherché à me renseigner non plus. Mais c'était le genre d'endroit qui pourrait être utile à Lyra.

- Honnêtement ? Je trouve ça louche. Je n'y ai jamais mis les pieds et je ne compte pas le faire. C'est un militaire qui s'occupe de l'Academy, et les militaires et moi, on est pas très potes.

Il eut un faible sourire. Je retins un soupir. Il me paraissait parfois un peu paranoïaque.

- Peut-être que pour les dons "dangereux", feu, foudre... c'est une bonne chose, mais moi... Je ne fais que dans l'illusion immatérielle. J'ai toujours fait ça, et j'ai appris par moi-même. Certains ont peut-être besoin d'un cadre pour apprendre. Pas moi.

Nouveau haussement d'épaules. Je hochai distraitement la tête. C'est vrai que concrètement, il n'avait aucune raison pratique d'aller là-bas. Et je l'imaginai difficilement en bon samaritain qui aide les plus jeunes à se servir de leurs dons. Pas qu'il soit un mauvais bougre, mais ça cadrait pas tellement avec son personnage.

- Et puis, honnêtement, un militaire qui veut apprendre à d'autres "mutants" à maîtriser leur don, ça te sonne pas bizarre aux oreilles, toi ?

Je haussai un sourcil. Je n'avais jamais envisagé les choses sous cet aspect.

- Quoi ? Tu penses qu'ils veulent se servir de cette école comme une base de recrutement pour l'armée ?

Ça me paraissait un peu gros, dit comme ça.
Le type était ancien militaire, à ce que j'avais entendu dire. Mais je savais également qu'un militaire le restait jusqu'à son dernier souffle, même après sa retraite.

- Toi, t'aurais pas par hasard rencontré une personne qui a un pouvoir et qui n'y comprend que dalle ?

Je me figeai à sa question, déstabilisée. Bon dieu, il est devin en plus, ou quoi ? Mais je ne résistai pas à l'idée de me foutre -un peu- de sa gueule.

- Non, affirmai-je, avec un ton d'incrédulité dans la voix.

Puis, je détournai le regard, gênée. Je me trouvais une passion nouvelle pour mes feuilles de salade, que je triturai entre mes doigts, et après une hésitation calculée, je marmonnai :

- Non, en fait c'est... c'est moi. Je... j'ai découvert ça, hier soir, chez moi et... Merde, c'est hyper dangereux ! Je pourrais faire sauter le bar sans le faire exprès... lâchai-je finalement, comme si je me libérait de quelque chose que je gardais sur le cœur depuis trop longtemps.

Je tins, genre trente secondes, dans mon personnage de désespérée, avant d'exploser de rire. La tête de Chad ! C'était trop drôle. Il supportait pas qu'on menace de s'en prendre au Croco.

- S'cuse, j'ai pas résisté, dis-je entre deux hoquets. J'ai pas de super-pouvoir, ni rien.

Je retrouvai plus ou moins mon calme.

- Mais une amie à moi s'est effectivement découverte empathe, hier soir, et elle a du mal à gérer. Ce que je peux comprendre d'ailleurs.

Je reposai ma salade, et commençai à découper plusieurs tomates.

- Je l'héberge pour quelques temps. D'ailleurs, elle doit passer au Croco dans la journée.

Elle ne m'avait pas encore appelé, donc je supposai que tout allait bien de son côté.

- Lyra est en cours au Conservatoire de la ville. D'ailleurs, j'y ai dit qu'elle pourrait peut-être chanter ici. Je ne l'ai pas encore entendue, mais pour être au Conservatoire, elle doit avoir une bonne voix.

La discussion m'avait amené à demander son avis à Chad au sujet de l'Academy. Qui sait, ça pourrait peut-être aider Lyra. Suite à quoi, il me demanda, avec l'un de ses petits sourires en coin, si je n'avais pas, par hasard, récemment rencontré un mutant qui n'y connaissait rien. Je buguai le temps d'une demi-seconde avant de faire croire à mon patron que je m'étais découvert un super-pouvoir, le genre à détruire le bar sans y faire attention. Je restai dans mon personnage une demi-minute avant d'exploser de rire.

- Y'en a qui sont morts pour moins que ça, dit-il d'une voix à faire froid dans le dos.

Ce qui ne fit que redoubler mon fou rire, surtout quand il se mit à rigoler à son tour. Quoique en fin de compte, j'avais peut-être pas eu une idée très lumineuse. Chad était du genre à vouloir se venger.
J'expliquai que Lyra était empathe et que je l'hébergeai pour quelques temps.

- Mmh... Deux filles ensemble...

C'est pas vrai. Y'avait que lui pour taper ce genre de réflexions. J'allais le tuer. Sérieusement. D'ailleurs, ça tombait bien, j'avais justement une arme dans la main.

- Non, repose ce couteau je te prie.

Je m'exécutai, non sans un sourire amusé. Il fronça les sourcils avant de reprendre :

- Espérons qu'elle évite l'heure de pointe, sinon, ça ne va pas être de la tarte.

Ah ouais, merde. J'avais pas pensé à ça. D'un autre côté, elle allait également être confrontée à une foule au Conservatoire, non ? Elle ne m'avait toujours pas appelée, donc je supposai que ça allait de son côté.

- Je sais pas à quelle heure elle termine ses cours. On était en retard ce matin, alors on n'a pas trop eu le temps de planifier la journée.

Je haussai les épaules, puis expliquai qu'elle était au Conservatoire. Du coup, elle pourrait peut-être se produire sur la scène du Croco ...

- Le Conservatoire ? Rien que ça !... Rassure-toi, c'est pas pour autant que tu te verras épargnée de monter sur scène !
- Zut ! fis-je en grimaçant. J'aurais essayé …

Il eut un sourire narquois et je lui tirai la langue. Le connaissant, il ne me lâcherait pas de sitôt avec cette histoire.

- En tout cas, il faudra que ta copine apprenne à se contrôler si elle compte chanter sur scène, parce que sinon... T'as bien vu comment sont les soirées ici. Et l'empathie... c'est genre... pas mon rayon.

J'allais répondre lorsqu'un des serveurs entra dans la cuisine.

- Hé, Shakkey, j'ai l'impression qu'il y a quelqu'un pour toi, dans la salle !
- Je t'ai déjà dit de ne pas m'appeler comme ça quand je suis dans ma cuisine ! grognai-je.






HJ : T'as tout compris poulette !