Les présentations d'usage sont toujours un peu les mêmes. Je suis née à tel endroit, à telle date. J'ai grandi dans telle ville sans jamais en sortir. Bref, c'est tout le temps la même chanson.

Sauf que ma chanson à moi, elle est un peu différente… Et ce dès les premières notes ! Je suis née quelque part au dessus de l'océan Pacifique, à quelques centaines de kilomètres d'altitude. Ou comment prendre la vie avec un grand bol d'air frais. Selon l'heure chinoise, nous étions le 23 Septembre. Selon l'heure américaine, le 24. C'est cette date qui est notée sur mon acte de naissance, date de l'atterrissage du vol long courrier Pékin-Washington durant lequel ma mère a accouché. Quelle idée de prendre l'avion alors que l'on est enceinte jusqu'au cou, me direz-vous ? Effectivement. Seulement j'ai sonné à la porte deux mois avant terme. Naissance prématurée dans les airs... À ce moment-là, je crois que ma mère a été particulièrement heureuse d'avoir épousé un grand médecin-chirurgien.

Ce dernier me faisait souvent remarquer, avec humour, que je n'étais pas une vraie américaine. C'est vrai, étant née au beau milieu d'une frontière, j'étais théoriquement sans nationalité...

D'un autre côté, il faut également dire que je n'ai pas passé beaucoup de temps en Amérique. Mes parents étant deux grands scientifiques (mon père dans la médecine, ma mère en biologie moléculaire), ils étaient souvent amenés à voyager, tantôt dans le cadre d'études expérimentales, tantôt pour participer à telle ou telle grande conférence. Je les suivais la plupart du temps, et c'est ainsi que je fêtai mes cinq ans à l'ombre de la Tour Eiffel, que je célébrais mon septième noël au bord du Nil, que je souhaitais la bonne année sous les lumières de Mexico… J'avais déjà mis le pieds sur chacun des cinq continents à l'âge de quatorze ans. Mais attention, cela ne voulait pas dire que je me la coulais douce pendant tout ce temps. Mes parents avaient engagé un précepteur qui me faisait la leçon tous les jours. Et comme tous les autres enfants, j'avais intérêt à faire mes devoirs et à ramener de bonnes notes si je ne voulais pas être privée du feu d'artifice annuel de Singapour.

Ma passion pour la cuisine est arrivée assez tôt. À force de voyager partout sur le globe, j'avais compris qu'il n'y avait pas de meilleur moyen qu'un bon plat mijoté avec amour pour traverser toutes les barrières de langues. Et découvrir les spécialités du monde me mettait toujours l'eau à la bouche. Car il est bien connu qu'il n'y a pas plus gourmand qu'un cuisinier.

À dix-huit ans, je retournai donc à Washington, chez ma tante, pour suivre des études de cuisine. Mon diplôme en poche, je ne perdis pas un seul instant pour sauter dans le premier avion venu. J'ai travaillé pendant plusieurs années au Club Med, ayant toujours le virus du voyage, je ne pouvais être que ravie : croisières paradisiaques, palaces touristiques... Ce boulot était juste génial. Je continuai de découvrir des lieux magnifiques, et j'avais l'opportunité de cuisiner avec et pour des gens de tous les horizons. Ce fut vraiment une expérience enrichissante. Je croisai mes parents de temps à autres, à Bagdad ou aux confins de la Roumanie, et nous restions en contact par téléphone et email.

Et puis, il y a deux ans, j'ai commencé à me lasser de cette vie sans attaches. Le besoin de se poser quelque part pesait sur moi, et le hasard me fit atterrir à Daytona Beach. Je n'ai appris qu'une fois sur place que le nombre de « mutants » était assez important là-bas, mais honnêtement, cela ne m'a ni chaud ni froid. J'ai vu tellement de choses étranges au cours de mes voyages, que je ne m'étonne plus de rien. Je me dénichai un appartement en bord de mer et trouvai du boulot dans un café-théâtre, le Croco Deal. Rien que le nom me plaisait déjà. Les soirées à thème y sont récurrentes, ce qui me permet d'exercer différents styles de cuisine. J'étais assez polyvalente de ce côté là, ce qui semblait plaire à Chad, le patron. Je me fis rapidement des amis dans le coin, et quand j'avais quelques jours de congés, je partais rejoindre mes parents, où qu'ils soient dans le monde. Bien sûr, ce n'était pas mon salaire qui pouvait payer les billets d'avions, mais mes parents avaient mis pas mal d'argent de côté pour moi, et ils m'avaient appris à le gérer.

Bref, tout allait dans le meilleur des mondes, jusqu'à ce que mon patron ait la mauvaise idée de m'entendre chanter en travaillant. Cela m'arrive souvent de fredonner, au travail, sous la douche, et sans essayer de me vanter, j'ai une assez jolie voix. Fut un temps où j'avais même été tentée de faire de la musique mon métier, mais j'ai un trac monstre, la scène me terrifie. Et je suis bien trop gourmande pour tourner le dos à la cuisine comme ça.

Ah, allez expliquer ça à Chad ! Après m'avoir entendu chanter, il m'a tanné pendant des jours et des jours pour que je monte sur la scène du Croco Deal. Et il a finit par me faire céder. J'ai failli me faire dessus tellement je stressais. Moi, seule sous les projecteurs, devant des dizaines de yeux qui me fixent... J'en avais des sueurs froides. Je suis habituellement sûre de moi, je n'ai pas froid aux yeux, mais mettez-moi sur une scène, devant un micro, et mes jambes jouent des castagnettes. J'vous jure, j'ai même pas besoin d'accompagnement musical. En revenant dans les coulisses, ce soir-là, malgré les acclamations et les applaudissements, je me suis dis « plus jamais ça ». Ce qui, évidemment, n'était pas du goût de Chad. Il m'a convaincue de recommencer. Encore. Et encore.

À présent, je chante sur scène de temps à autres, sous le pseudo de Shakkey, une fois par mois en général. La plupart du temps, Chad monte sur scène pour m'accompagner à la guitare, et me taquiner sur mon trac. Je sais un peu mieux gérer mon stress, en partie parce que j'ai appris à apprécier à ces représentations, j'ai fini par y prendre goût, mais j'ai toujours une trouille monstre au moment de monter sur scène. Si je me suis faite à la scène - enfin, plus ou moins - je lui préfèrerai toujours l'animation familière et rassurante de ma cuisine.

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