La journée au lycée n'avait pas été fameuse, aujourd'hui. Comme c'est le cas pour pratiquement tous les jours de la semaine en fait. Les regards qui me suivent dans les couloirs, les murmures qui fleurissent sur mon passage... En fait, je commence à avoir l'habitude. Au moins, Mathias Lemore s'est contenté de m'ignorer cet après-midi, au lieu de me jeter ses insultes habituelles à la figure. Bref, je n'étais pas dans un très bel état d'esprit en sortant de mon cours de mathématiques, le dernier de ma journée. Et mon meilleur remède contre ces déprimantes pensées était sans nul doute la librairie.

J'envoyai un court texto à ma mère pour la prévenir de mon retard (je suis le parfait exemple de la fille modèle, n'est-ce pas ?) puis pris le bus pour aller jusqu'au quartier commerçant. A peine ai-je mis un pied dans la librairie que je me sens immédiatement mieux. C'est mon domaine, mon chez-moi... Les longs rayonnages, le doux murmure des pages que l'on tourne, les pas feutrés qui sillonnent les allées. Un sourire me vient naturellement aux lèvres tandis que je salue d'un signe de tête Marie, la caissière. Je connais bien les lieux, étant une cliente assidue, et il m'arrivait de bosser ici pendant les vacances.

Je fis un tour rapide au rayonnage Fantastique, passai en coup de vent devant des Policiers/Thrillers, puis filai tout droit du côté des Mangas. Certainement mon rayon favori, avec ses couvertures multicolores, ses noms d'auteur imprononçables, ses titres criards... Je zyeute à droite à gauche en cherchant les séries que je suis et finis par apercevoir le dernier tome de Liar-Game, au bout du rayon, sur l'étagère la plus élevée... Je devine déjà la galère à venir. Je ne suis pas spécialement petite pour mes dix-sept ans, mais bon, je ne suis pas non plus super-grande. Pas au point de pouvoir atteindre l'étagère du haut, en tout cas.

J'étais en galère depuis bien deux-trois minutes, torturant mes pauvres orteils et abîmant encore plus mes vieilles tennis décolorées, lorsqu'une main charitable vint à mon secours. Je reculai d'un pas et avisai un jeune homme, dans les vingt, vingt-cinq ans, aux cheveux en bataille et avec un sourire en coin, me tendre mon tome de Liar-Game.

- Ah ... merci, marmonnai-je.

J'attrapai mon livre, avec un sourire timide, en réponse au sien.

- Billy, se présenta-t-il.

Tout simplement, comme ça. Comme si nous n'étions pas deux parfaits inconnus qui n'en ont rien à faire des autres.
Ou alors c'était tout simplement moi qui avait un gros problème de socialisation.

- Je m'appelle Jeyne.

Et maintenant ? Allez, trouve quelque chose à dire Jenny !

- Quelle idée de faire des étagères si hautes...

Ouais, l'humour c'est pas forcément mon point fort ...

- Soit c'est un complot contre les gens verticalement handicapés, soit c'est une façon de forcer les gens à s'entraider.

Je gloussai, m'attirant les regards de quelques clients. Je serrai aussitôt les lèvres. Je n'aimais pas tellement attirer l'attention.

- Ou c'est juste pour optimiser l'occupation de l'espace, aussi. Sans trop réfléchir à ce que ça va poser comme problème.

Une hypothèse sans doute bien plus probable que les deux précédentes.

- J'espère au moins que le bouquin est bien, pour l'avoir mis si haut.
- Oh, oui. C'est l'un de mes mangas coup de coeur...

Je m'interrompis brusquement en reconnaissant la silhouette de Sébastian, l'un des garçons de ma classe qui m'étaient des plus hostiles. Il venait d'entrer dans le rayon et se dirigeait droit vers moi avec un sourire narquois accroché aux lèvres. Je sentis mon ventre se nouer instantanément. Il m'avait laissé tranquille aujourd'hui, au lycée, pourquoi fallait-il qu'il me suive jusqu'à la librairie ?

- Jenny ! Si je pensais te croiser ici ! s'exclama-t-il joyeusement en passant son bras autour de mes épaules.

Je me raidit instinctivement à son contact. A quoi jouait-il ? Son attitude se résumait généralement à m'ignorer ou à m'insulter dans mon dos. Je le connaissais suffisamment pour deviner que derrière son sourire enjôleur et ses paroles sympathiques, il me préparait un mauvais coup. Mais j'avais trop peur pour essayer de faire quelque chose. Ou alors j'ai trop l'habitude de me laisser faire...

- Mais dis-moi, tu ne m'as pas présenté ton nouvel ami !
- Euh, oui, bredouillai-je. C'est Billy... On vient juste de se croiser en fait, et... Hum.

Ce dernier nous fixait d'un air bizarre. Je m'efforçai d'éviter son regard.

- Et voici Sébastian. C'est ...

Un connard. Un enfoiré de première. Un salopard. Une raclure ...

- ... un garçon de ma classe.
- Enchanté ! fit Sébastian en lui tendant la main.

Je me sentis un peu nouille de rentrer dans son jeu alors que je savais parfaitement qu'il me détestait. Mais son comportement était tellement inhabituel et étrange, que je ne savais pas vraiment comment réagir. Et j'étais tellement habituée à m'écraser devant Sébastian, Mathias et les autres... Ce n'est pas une excuse valable, j'en ai bien conscience, mais je n'ai pas le courage de faire autrement.

- Dis-moi, j'espère que tu l'as prévenu au moins ...

Il me pinça le bras et je retins un grimace.

- Que tu es une sale mutante ...

- Dis-moi, j'espère que tu l'as prévenu au moins ... Que tu es une sale mutante ...

Je me crispai instinctivement. Je savais bien qu'il me préparait une crasse. J'aurais du me douter de ses intentions. Ils adoraient cela, lui et ses copains, de crier sur tous les toits que je suis une mutante, pour le plaisir de voir de parfaits inconnus me cracher au visage. Pour le plaisir de me faire comprendre que le monde entier me haïssait, ne pouvait que me haïr...

- Mmmh, non. En revanche, toi, ta mère, elle a pas du te prévenir qu'il fallait apprendre à fermer ta gueule.

Je clignai stupidement des yeux à ses paroles, et il me fallut quelques secondes pour en comprendre le véritable sens. Billy ... prenait ma défense ? Il attrapa Sébastian par le col de sa chemise et le plaqua violemment contre l'étagère, m'arrachant une exclamation de surprise.

- On t'a jamais appris à respecter les femmes, le résidu de fausse couche ?
- Non mais t'es taré, mec ! C'est pas une femme, c'est qu'une putain de mutante.

Il lui donna une légère tape, avant d'annoncer :

- Mauvaise réponse. Présente tes excuses à la demoiselle. Tout de suite.

Je fixai la scène, yeux écarquillés, bouche légèrement entrouverte. Billy, le visage dur et menaçant, les yeux éclatants de colère, et Sébastian, dont le teint tirait dangereusement sur le vert, son expression arrogante déformée par la peur.
Et ma mâchoire sembla se décrocher complètement lorsque je remarquai que la main de Billy fumait. Il me fallut un instant pour faire le lien avec la chaleur qui se dégageait du jeune homme et la terreur dans les yeux de Sébastian. Se pourrait-il que Billy soit également un ... mutant ?

- Je... m'excuse... Jeyne.
- Tu vois, t'en es pas mort ! Maintenant tu te casses... Et tu lui fous la paix !

Il le repoussa brutalement et Sébastian s'empressa de déguerpir en marmonnant des insultes dans sa barbe. J'étais toujours stupéfaite par ce qu'il venait de se produire, et je ne remarquai pas immédiatement le silence pesant qui s'était installé dans le rayon, ni les regards insistants qui se posaient sur nous. Et sur Billy en particulier.

- Quoi ? J'ai un bout de salade coincé entre les dents ?

Le silence sembla encore plus épais qu'auparavant. Mais l'expression de Billy finit par convaincre les autres clients de détourner les yeux et de replonger le nez dans leur bouquin, même si je me doutais bien qu'ils tendaient tous discrètement l'oreille pour assister à la fin du "spectacle". Billy se retourna vers moi :

- Il avait besoin d'une leçon, ton pote. Je crois que tu m'expliquais en quoi ton manga était un coup de coeur... ça va ? T'es un peu palotte.

Mais comment diable pouvait-il avoir autant d'assurance ?
J'ouvris la bouche pour répondre, mais ne trouvai rien à dire, alors je la refermai stupidement. J'en revenais pas. C'était la première fois que quelqu'un prenait ma défense, prenait la défense d'une mutante. J'eus un rire nerveux.

- Euh, oui, oui ... Je vais bien.

J'eus un maigre sourire.

- Merci. Pour ... enfin, tu vois. T'étais pas obligé...

Je jouais distraitement avec le coin de la couverture de mon manga, que je serrais toujours dans mes mains. Je m'interrompis en voyant de je risquais de l'abîmer. J'avais toujours l'intuition qu'il était lui aussi un mutant, mais je n'osai lui demander confirmation. Et encore moins l'interroger sur la nature de son don. J'avais appris à faire de mon pouvoir un sujet tabou qu'il ne faut surtout pas mentionner, de n'en parler à personne. Jamais. Pas même à mes parents, censés être "de mon côté".

- Tu lis des mangas ? enchaînai-je pour changer de sujet. Si c'est le cas, je te conseille celui-ci.

Je désignai mon tome de Liar-Game.

- Des gens sont choisis au hasard pour participer au "Jeu du Menteur". Ils reçoivent une importante somme d'argent au début de chaque partie et doivent tout faire pour la conserver jusqu'à la fin du jeu, et s'emparer de celle des autres. Mensonges, intrigues et manipulation sont au programme. Les personnages sont très fouillés psychologiquement et le suspens est prenant...

J'eus un sourire gêné. Je me laissai facilement emporter quand il s'agissait de mes mangas.

- Ton don est si terrible que ça ? fit Billy en roulant des yeux.

Je fus incapable de répondre. Bien sûr, j'avais entendu parler de certains pouvoirs « dangereux » à la télévision. Des gens qui pouvaient représenter un danger, autant pour eux-mêmes que pour leur proches s'ils ne maîtrisaient pas leurs pouvoirs. Certains incidents de ce genre avaient été pas mal médiatisés. Alors me plaindre à cause de mon don me semblait soudain ridiculement égoïste. Donner vie aux pliages origami n'était pas vraiment un pouvoir que l'on pouvait qualifier de dangereux. Je ne risquais pas de blesser quelqu'un parce que je perdais mon calme ou parce que je ne savais pas me contrôler. Alors de quel droit osais-je me faire passer pour une victime ?

Mal à l'aise, j'esquivai la question en proposant d'aller à la caisse. Et je m'empressai de quitter le rayon Manga, sans attendre l'avis de Billy. Je me sentais parfaitement ridicule. Que devait-il penser de moi ? Je n'étais qu'une gamine trouillarde et mal dans sa peau. Bref, sans intérêt.
(Vive l'auto-flagellation !)

Nos achats réglés, nous sortîmes de la librairie, pour découvrir qu'elle avait été la cible de la hargne des anti-mutants. Un large tag recouvrait l'enseigne : Sales Mutants. Et comme par hasard, Sébastian et sa bande traînaient dans le coin. Je sais qu'il ne faut pas tirer de conclusions hâtives, mais quand même … La coïncidence était suffisamment forte pour être notée.

- Perso, j'ai pris une douche en quittant l'atelier. J'me sens pas spécialement sale.

Si je n'étais pas aussi troublée par le graffiti, j'aurais pu éclater de rire à cette remarque. Peut-être. Au lieu de ça, j'en restai juste bouche-bée.

- Tu veux que j'aille leur défoncer la gueule ? demanda-t-il, l'air de rien.

Je crus un instant que ma mâchoire allait se décrocher.

- Euh non ! … Je … bredouillai-je

De toutes façons, les garçons avaient disparu. Ils n'étaient certainement pas allés bien loin, mais je n'avais guère envie de tenter le diable. Puis, au milieu de ma terreur ambiante, j'avais conscience que ce n'était pas ce genre de comportement qui pourrait résoudre les choses.

- Non, c'est bon, fis-je avec un peu plus d'assurance. Je vais bien.

Je récupérai mon manga mais mon sourire devait sonner faux. Toute sa prévenance à mon encontre me mettait un poil mal à l'aise. D'abord parce que je n'avais pas tellement l'habitude qu'on prenne ma défense, mais surtout parce que son comportement me démontrait de manière criante quelle minable petite chose j'étais. Et je m'aperçus, non sans une certaine surprise, à quel point je n'aimais pas l'image que je renvoyais de moi-même. Mais comment diable avais-je pu en arriver là ? Et trouverais-je un jour le courage de changer les choses ?

- Tu sais, j'suis ni un intello, ni un gros fana' de religion. Mais j'crois bien que si on a ces... capacités peu ordinaires, c'est pas pour faire décoration.

Il posa ses mains sur mes épaules et me fit pivoter, me faisant tourner le dos à cet horrible tag.

- Comme l'Academy qui veut mettre les mutants au service de la société ? fis-je d'un ton plus cynique que je ne l'aurais voulu.

Les nerfs, sûrement.
Dans l'absolu, je n'étais pas contre cette idée de Projet Chimère. Mais c'était clair que je n'avais rien à faire là-bas. Même les plus grands scientifiques au monde auraient bien du mal à trouver une application utile pour la communauté à ma capacité à animer les pliages en papier, façon origami.

J'avais toujours considérer mon pouvoir comme parfaitement inutile. Ça n'était jamais qu'une source ennuis. D'ailleurs, je l'utilisais rarement. Seulement quand j'étais seule, dans l'intimé de ma chambre. Je faisais voler les dizaines de pliages qui traînaient un peu partout dans la pièce. Cela avait parfois un effet reposant quand j'étais trop déprimée. Mais guère plus.

- C'est devant soi qu'il faut regarder, affirma Billy. Ce sont des petits cons. Laisse les foutre de la peinture sur des murs. C'est leur problème. T'as sans doute mieux à faire.

Pour la seconde fois en moins de dix minutes, je regrettai mes pensées défaitistes. Il avait tellement d'assurance, de confiance en soi … Ça me faisait presque envie. Si je pouvais avoir la même désinvolture, au lieu de toujours me prendre la tête avec des questions existentielles. Je sais, il ne tenait qu'à moi d'amorcer le changement. Je m'en étais souvent fait la réflexion, mais sans jamais rien concrétiser. Pourtant, aujourd'hui, là, maintenant, je me sentais prête. Prête à soulever des montagnes, prête à changer le monde. À me changer moi.

Je souris. Certainement mon sourire le plus honnête depuis un bon bout de temps.

Ce n'était pas tous les jours que je pouvais me vanter d'avoir une telle volonté. Était-ce grâce à Billy ? Ou est-ce que le tag sur la librairie avait été la goutte d'eau qui fait déborder le vase ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je m'en fichai. Je souhaitais seulement profiter de cette occasion, avant que toute ma belle assurance ne s'évapore - ce qu'elle ne manquerait pas de faire à un moment ou à un autre.

- ça te dirais d'aller prendre un verre ? T'es déjà allée au O'Sullivan ? Quoi que… T'as peut-être pas encore l'âge...

J'allais dire que non, vraiment, je ne pouvais pas, je devais rentrer chez moi… mais les mots restèrent bloqués dans ma gorge. J'avais raison, mon arrogante assurance n'avait pas fait long feu. Mais je ne voulais pas en rester là, rester à ma pauvre petite vie d'adolescente mal dans sa peau. Je voulais bouger. Alors accepter d'aller boire un verre avec un gars que je connaissais depuis vingt minutes, dans un bar des plus réputés de la ville, alors que j'étais encore mineure, ce n'était pas ça qui allait changer la face du monde, certes, mais c'était un début. Mais c'était toujours mieux que de rentrer sagement à la maison comme un fille modèle et inintéressante.

- Je n'ai que dix-sept ans … Mais je me satisferais d'un Coca

Mon dieu, c'est que j'avais presque l'air naturelle.

- Par contre, je sais pas comment on y va. D'habitude, je me déplace en bus.

Billy disait que si nous avions des « pouvoirs », ça n'était pas seulement pour faire joli. J'étais un peu sceptique, et mes nerfs à vifs donnèrent à ma voix un ton plus cynique que je ne l'aurais voulu.

- Comme l'Academy qui veut mettre les mutants au service de la société ?
- J'ai une gueule à aller à l'Academy ? C'est des foutaises, ça. C'est pas mettre au service, c'est exploiter.

Je fus légèrement surprise par sa virulence. Jamais je n'aurais ma place à l'Academy, mais cela ne voulait pas dire que leur projet était une mauvaise idée. D'un autre côté, c'est vrai qu'il n'avait pas tellement l'air d'un élève modèle. Billy me fit tourner dos à l'enseigne taguée, en assurant qu'il fallait regarder devant soi pour avancer. Je sentais une confiance nouvelle en moi venir, sans pouvoir déterminer d'où elle pouvait bien sortir après tout ce temps, mais j'en profitai et acceptai d'aller boire un verre en compagnie du jeune homme.

Nous prîmes sa voiture. Elle était propre et bien entretenue. S'il était un psychopathe voulant me kidnapper, au moins était-il consciencieux. Nous arrivâmes vite sur place, et Billy alla passer commande. Il revint avec un Coca et une bière.

- Et voilà un coca !
- Merci.

Il s'installa en face de moi.

- Ici, ceux qui sont comme nous n'ont rien à craindre. Tu vois le barman ? Patrick O'Reàrdan. Mais tout le monde l'appelle Paddy, ou presque. Tant qu'il sera le maître à bord, personne viendra chercher des noises à un mutant. Encore mois si je suis dans les parages.

Il s'esclaffa avant de me faire un clin d'oeil. Il voulait encore me rassurer. Cela se voyait tant que ça que je venais pour la première fois dans un bar avec un presque-inconnu ?

- Regarde.

Il sortit un briquet de sa poche et actionna le mécanisme. La flamme orangée se refléta dans ses yeux. Sourire en coin, il passa la main sur le feu. Je fis les gros yeux, surprise, puis restai bouche-bée en voyant que la flammèche avait quitté le briquet, pour venir s'installer dans le creux de sa paume. Je revis fugitivement sa main fumer alors qu'il menaçait Sébastian dans la librairie. C'était donc cela son pouvoir …

- Eh le Zippo ! Arrête de faire le zouave !

Le patron du bar. « Paddy ». Le ton était autoritaire, mais pas agressif. Apparemment, Billy était un habitué. Il rit avant de refermer son poing, éteignant les flammes. Avec un don pareil, pas étonnant qu'on ne lui cherche pas souvent des noises ...

- C'était un peu flippant au départ, mais maintenant, ça va. Quand on "s’entraînait" avec mon frère... Il s'éclatait à m'asperger de flotte si je partais en sucette. ça nous faisait rire.

J'eus un petit rire.

J'imagine qu'à présent, c'était à mon tour de faire une petite démonstration. La dernière fois que je m'étais risquée à ce jeu-là, ça avait détruit le peu de vie sociale que j'avais. Mais ici, tout semblait différent. Billy, qui était si à l'aise, si naturel quand on parlait de mutants. Et le patron, derrière le bar, Patrick O'Reàrdan, qui veillait au grain. Alors après tout, peut-être que …

- Mon « pouvoir » - rien à faire, le mot sonnait toujours aussi étrange dans ma bouche - est bien moins impressionnant. C'est même pas grand chose, en fait …

Rien de vraiment fameux. Ce n'était ni très intéressant, ni vraiment utile, et encore moins dangereux. J'eus un rire nerveux, puis, me reprenant, je pris l'un des menus en papier qui traînaient sur notre table. Mon premier pli fut un peu maladroit, mais très vite, les gestes vinrent tous seuls. Mes mains semblaient animées d'une vie propre, je n'avais même pas besoin de réfléchir pour savoir quoi faire, c'était devenu un réflexe inné. En quelques secondes, la feuille se transforma entre mes doigts en petit papillon.

Je le déposais sur ma paume ouverte, réalisant du coin de l'oeil que Billy ne me lâchait pas du regard. Une point d'appréhension vint brusquement nouer mon estomac, mais je m'efforçai de l'ignorer. Je pouvais le faire. Je savais que je le pouvais. Je pris une grande inspiration et me concentrai. Je devais avoir l'air ridicule à faire tant de manières pour si peu, mais tant pis.

Un frémissement traversa les ailes de cellulose de mon papillon, puis il battit des ailes et décolla pour aller voleter paresseusement au-dessus de nos têtes. Une sérénité qui m'était bien peu connue m'envahit soudain, mais s'envola aussitôt. Comment réagiraient-ils ? Billy, le patron du bar, les autres clients …?

J'étais décidée à faire à mon tour la démonstration de mon pouvoir, mais mon appréhension devait se voir comme le nez au milieu de la figure. Billy se montra encourageant, jurant de ne pas se moquer. Mais ce n'est pas les moqueries que je redoutais le plus. Je fis un pliage en forme de papillon grâce à un menu qui traînait sur la table, et une fois achevé, lui donnai vie pour qu'il vole au dessus de nos têtes.

- Et pour ça, on te traite mal ? Ils sont débiles les gens.

Je lui rendis son sourire. Il leva le bras pour tenter d'attraper l'origami et … faillit tomber de sa chaise. Voilà à quoi ça mène de se balancer sur seulement deux pieds de chaise.

- C'est pas si mal comme don. Et puis, tu ne risques pas de blesser quelqu'un, toi. Ou bien ce papillon a des ailes acérées ?
- Oh non, non … ça ne représente aucun danger.
- Ne t'en fais pas, Paddy tolère qu'on s'amuse un peu... Il a juste pas digéré qu'une fois j'ai manqué de lui roussir la barbe.
- C'est depuis ce temps-là que je me rase, d'ailleurs !

Je sursautai. Le patron s'était approché sans que je ne l'entende arriver.

- Il a beau être une insupportable allumette sur pattes, il lui arrive de dire des trucs intelligents. Tu ne risques rien ici, petite. Sauf si tu fréquente trop ce nigaud-là.
- Je ne suis pas insupportable, tu ne sais pas m'apprécier, c'est tout.

Le barman donna une taloche amicale à Billy. Ils avaient l'air de bien se connaître tous les deux, et de tout aussi bien s'entendre. En tout cas, « Paddy » semblait dégager une véritable aura de bienveillance, me mettant tout de suite plus à l'aise.

- Tout le monde ici apprécie ou du moins n'a rien contre les "mutants". S'il y a bien un endroit dans cette ville où vous serez tranquilles, ce sera ici. Sur ce, je vous laisse, les jeunes...
- Ok, vieille branche.

Le patron eut un dernier sourire amical à mon intention, puis il retourna à son bar.

- Il a raison, si tu as besoin d'aide, un jour, c'est ici qu'il te faudra venir.

Il but une gorgée de sa bière. Je souris.

- Oui, je comprends. Merci de m'avoir montré cet endroit.
- C'est cool d'avoir montré ton don, t'étais pas obligée. Moi, je suis habitué à vivre avec le mien que ça me vient aussi naturellement que fermer les yeux quand j'éternue.

Je fis tourner ma bouteille de coca entre mes mains.

- J'ai pas tellement l'habitude de faire étalage de ce pouvoir …

Le papillon de papier redescendit et vint de poser sur le goulot de la bouteille, battant paresseusement des ailes, comme s'il profitait du soleil.

- À l'école, on me regarde comme un animal de foire, et à la maison … Je sens bien que le sujet met mes parents mal à l'aise.

Je mis mon index devant l'origami qui, d'un petit bond, se posa sur mon doigt.

- Du coup, je l'utilise rarement. Quand je suis toute seule en général.

Sentant mes pensées défaitistes et ô combien déprimantes revenir à la charge (chassez le naturel, il revient au galop), je me forçai à sourire et à voir le bon côté des choses. Le papillon en papier retourna voleter au dessus de nos têtes.

- Donc, ça me fait plaisir de pouvoir l'utiliser sans que ça ne cause de problèmes.

C'était bien la première fois que je considérai ce don comme une chose naturelle, normale. Certes, ma timidité maladive a joué un rôle déterminant dans cet état de fait, mais je me fis la réflexion que le fait de n'avoir jamais croisé que des gens opposés aux mutants n'avait pas tellement été pour me venir en aide. En fait, Billy était la première personne « comme moi » que je rencontrais. En même temps, je passais la majeure partie de mon temps libre cloîtrée chez moi, donc …

Mais les choses étaient en train de changer. Je voulais que les choses changent.

- Alors, donc, tu es mécanicien, c'est ça ? demandai-je en sirotant mon coca.

Lorsque j'expliquai que mes parents ne s'étaient jamais vraiment fait à ce que je sois une mutante, Billy répondit que son père non plus n'avait jamais apprécié son don. C'était peut-être une situations plus courante que je ne l'imaginai. Après tout, je n'avais que ma propre histoire comme référence en matière de mutants.

- Du coup, je l'utilise rarement. Quand je suis toute seule en général. Donc, ça me fait plaisir de pouvoir l'utiliser sans que ça ne cause de problèmes.
- Je ne pose de problèmes que lorsqu'on me cherche, t'inquiète, tu risques rien.

Je fis une moue amusée. Cela ne risquait pas d'arriver. J'étais plus du genre à m'aplatir qu'à chercher des emmerdes.

- Alors, donc, tu es mécanicien, c'est ça ?
- C'est ça. Depuis gamin, je m'amuse à réparer un peu tout et n'importe quoi, avec un gros faible pour les engins à moteur. Eh puis... ça me force à faire attention.

Je haussai un sourcil de surprise avant de faire le lien : feu + essence pouvait faire un mélange dangereux. Il avait du galérer avant d'arriver à se maîtriser.

- Mais je travaille plutôt sur des modèles anciens. Avant que tout soit farci d'électronique.

Je hochai la tête. C'était un manuel. Et d'une façon, je pouvais comprendre. Le monde était envahi par les machines, la technologie, l'électronique. Et même si c'était de « ma génération », je me sentais parfois un peu perdue. Sans doute parce que je ne m'intéressai pas assez à ces choses-là.

- Je passerai te voir le jour où j'aurais une voiture.
- Et toi, tu comptes faire quoi après le lycée ?
- Je ne sais pas trop en fait... Au départ, je voulais faire psychologue, mais ça demande beaucoup d'études, et je ne suis pas sûre d'avoir la motivation pour aller jusqu'au bout. Alors je pense peut-être aller en fac de littérature, même si je ne vois pas trop où de telles études pourraient me mener.

Bref, un véritable casse-tête. Surtout que je n'avais plus que quelques mois pour me décider.

- Ou alors, faire botaniste. Je crois que c'est un métier qui pourrait vraiment me plaire. Mais je suis encore indécise.

J'eus un sourire amusé. Psy, littérature, botaniste … Mes possibilités d'orientation partaient dans tous les sens, preuve sans doute que je ne savais toujours pas ce que je voulais faire.

- Bref, c'est un peu la galère. Surtout que les profs nous mettent la pression car les dossiers d'inscription se montent dans pas longtemps.

Je bus une gorgée de mon coca.

- Au final, je pense m'inscrire à plusieurs endroits, puis voir où est-ce que je suis reçue. J'aviserai à ce moment-là.

Peut-être mes choix se seraient-ils réduits. Ou peut-être pas. D'après la conseillère d'orientation, j'avais un bon dossier : je pouvais faire ce que je voulais. Mais encore fallait-il que je sache ce que je voulais, justement. C'était pas évident de choisir le métier que l'on exercerait pour le restant de ses jours, ou presque.

- Et puis, je me tâte à faire des arts martiaux, comme l'Aïkido. Donc, il faut que je vois si j'arrive à compiler tout ça.

L'Aïkido, qui servait essentiellement à se défendre, me trottait dans la tête depuis quelques temps. Ce pouvait peut-être être un moyen de mieux prendre confiance en moi et de moins me laisser faire par Sébastian et les autres...

J'expliquai à Billy mes possibilités d'orientation pour l'année prochaine, qui étaient, il faut bien le dire, diverses et variées. J'évoquai la possibilité de partir en fac de littérature, même si je n'étais pas certaine de là où cela pourrait bien me mener.

- Bibliothécaire, archiviste, prof de littérature, des trucs comme ça, non ? énuméra le jeune homme.
- Je ne me vois absolument pas comme prof, mais sinon, pourquoi pas, riai-je.

Je mentionnais encore la possibilité de faire botaniste, chose qui me plairait assez bien.

- Si tu aimes les plantes vertes. Mon frère aussi a pas mal hésité avant de trouver sa voie.
- En fait, je cultive deux bonsaïs, chez moi. Comment ton frère s'est-il finalement décidé ?

Je concluais en expliquant que j'avais l'intention de m'inscrire dans plusieurs cursus et de voir le résultat.

- ça me paraît être une bonne idée.
- Et puis, je me tâte à faire des arts martiaux, comme l'Aïkido. Donc, il faut que je vois si j'arrive à compiler tout ça.

Billy eut un petit rire.

- Et tout ça en une seule vie ? T'es sûre que tu peux pas non plus te dédoubler ? me taquina-t-il.
- J'ai pas encore essayé, répondis-je avec humour.
- De toutes façons, la fac, ça laisse du temps libre. Donc, a moins de faire plusieurs cursus, tu devrais avoir le temps. Après, ça dépend de ta fac. Mais généralement, y a moyen de sortir un peu la tête des bouquins.
- Oh, je ne ferais qu'un seul cursus à la fois … Une fois que je me serais décidée !

Je souris, réalisant que j'étais de plus en plus à l'aise. A croire que je n'étais pas si asociale que ça.

- Dois bien y avoir un dojo quelque part... C'est bien dans un dojo qu'on fait des arts martiaux, nan ?
- Oui, acquiesçai-je. Il y en a deux ou trois dans le centre-ville. Et je crois que la fac a un club aussi.
- Moi, j'ai aucun style de combat, je cogne comme je peux et de façon à faire un knock-out le plus rapidement possible. ça inclut les coups bas. Penses y avec Sebastian, ça lui rabattrait le caquet... Ou sinon, il aurait sans doute un problème d'élocution.

Il acheva sa phrase d'une voix très aigu, comme s'il avait pris un coup au mauvais endroit. J'éclatai de rire, manquant de recracher ma gorgée de Coca. Je pouffai, une main sur la bouche.

- Je prends note, réussis-je à articuler avant de laisser échapper un hoquet plutôt bruyant.

Je haussai les sourcils, un brin gênée, quand je fus pris d'un nouvel hoquet. Encore. Et encore. L'horreur. Je me prenais rarement le hoquet, mais une fois que je l'avais, difficile de m'en débarrasser. J'eus un nouvel hoquet, et le papillon en papier qui volait toujours au dessus de nos tête fit un saut bizarre, battit bizarrement des ailes, avant de tomber piteusement sur le sol.

- Tiens, je savais pas que le HIC ! … hoquet, pouvait avoir cet effet HIC ! … cet effet-là. HIC !

Je soupirai, excédée. J'étais pas sortie de l'auberge.

J'avais réussi à chopper le hoquet. Mais le plus étrange restait l'impact que cela avait sur mon don. Le pliage en forme de papillon qui voletait au dessus de nos têtes fit un brusque mouvement sur le côté, s'animant de façon erratique, au rythme des hoquets qui traversaient mon corps. Billy était littéralement mort de rire.

Il eut tout de même pitié de moi et alla me chercher un verre d'eau au comptoir, retenant tant bien que mal son fou rire.

- Bois ça sans respirer, ça devrait passer.

Il essuya les larmes qui perlaient à ses yeux. Mais étrangement, son hilarité ne me dérangeait pas plus que cela. Tout juste si j'émis un grognement pour la forme. Ce n'était pas comme les moqueries de Sébastian et des autres, cruelles et méchantes. Là, c'était différent. Ce n'était pas blessant.

- C'était vraiment tordant, ça. C'est la première fois que ça t'arrive ?

Je hochai la tête, mi amusée, mi-exaspérée.

Je pris le verre, me pinçai les narines avec mon autre main, et avalai l'eau d'un seul trait, ou presque. Je faillis m'étouffer.

- Tu vois pourquoi mon frère avait constamment des seaux d'eau à côté ?

Je ne répondis pas tout de suite, attentive et immobile, craignant qu'un nouvel hoquet ne me saisisse. Ce qui ne fut heureusement pas le cas.

- Je préfère pas voir ce qui arrive quand toi, tu as le hoquet, dis-je faiblement avec un petit sourire.

Le papillon atterrit sur la table, inanimé. Et il le resterait.

- Et mon frère a juste choisi son job en fonction de ce qu'il préférait. En l'occurrence, un job qui correspond aussi à son don. Eh ouais. J'te rassure, il a un don mille fois moins dangereux que le mien.

Il eut un de ces sourires en coin dont il était si friand.

- Plus du genre l'homme qui murmurait à l'oreille des chevaux.

Je le fixai d'un air un peu perdu avant de comprendre.

- Il peut communiquer avec les animaux ? Ça à l'air cool. Donc, il est vétérinaire ?

J'eus la vision fugitive du Dr. Dolittle, ce qui m'arracha un sourire. Je finis mon coca, soulagée de voir que mon hoquet ne revenait pas. Il semblait être définitivement parti.

La sonnerie de mon téléphone portable me fit sursauter. Je fouillais dans mon sac de cours, avant de le retrouver. Un appel, de ma mère. Un rapide coup d'oeil à ma montre m'expliqua aussitôt la raison de cet appel. Il était plus tard que je ne le pensais.

- S'cuse-moi, dis-je à Billy avant de décrocher. Allô ?
- Jenny ? Tout va bien ? Où es-tu ? Pourquoi n'es-tu pas encore rentrée ?
- Je suis avec un ami. J'ai pas vu l'heure, désolée.
- Ah bon ? Qui c'est ? Je le connais ?

Je roulai des yeux.

- Maman …
- Ce n'est pas dans tes habitudes. C'est un ami de ta classe ? Je...
- Maman, c'est bon. Je rentre bientôt. J'arrive, ok ? Panique pas comme ça...
- Je ne panique pas, je...
- Oui, oui. D'accord. À tout à l'heure.
- Bon. Je t'attends. Bisous.

Je raccrochai, un brin gênée d'avoir offert un tel spectacle à Billy.

- C'était ma mère, bredouillai-je. Je dois y aller.

Je laissai de quoi payer ma consommation sur la table.

- Je vais prendre le bus. Encore merci de m'avoir montré cet endroit, fis-je en désignant le bar.







HJ : voilà, soit tu fermes le sujet, soit il arrive un truc : le bar qui crâme, un carambolage, enlèvement par les extras-terrestres ...