Un peu de temps avait passé. Je me perdais dans mes cours de plus en plus, je n’en émergeais que rarement. Parfois je désespérais d’avoir mon année qui avait en plus commencé un peu en retard. Mais tout ceci était bien plus facile depuis que ma mère était retournée travailler. Elle n’avait pas dit un mot, comme chaque matin, elle s’était préparée, s’était assise sur le canapé, fixant la pendule, puis elle s’était levée et elle était partie. Ce fut tout. Elle était toujours aussi triste et désespérée pourtant je le sentais. Mais elle était allée travailler. Le soir elle était rentrée, sans rien en dire.

La journée je me sentais libre, je pouvais penser et respirer, mais dès qu’elle rentrait, sa tristesse étrange et sourde pesait sur moi à nouveau. Alors comme elle ne me disait de toute façon plus rien, j’avais décidé de sortir de soir.

J’avais longtemps hésité à rappeler Elena. Pendant longtemps je n’avais pas osé. J’avais peur de la déranger, peur qu’elle n’ait pas le temps, qu’elle me fasse comprendre, poliment sans doute qu’elle m’avait aidée, mais qu’elle n’avait pas envie de nouer de contact avec moi. Après tout, Elena devait avoir des dizaines d’amis.

Et puis je m’étais souvenue de la sensation de chaleur que dégageait son esprit. Et je l’avais appelée, non sans angoisse. Elle avait accepté visiblement avec plaisir et j’avais été complètement rassurée. On allait voir des films.

Je restais un peu étonnée... moi, j’allais passer une soirée à regarder des films en mangeant des pizzas. Si on m’avait dit qu’un jour je ferais cela... si on l’avait dit à ma mère. J’avais presque envie de rire.

J’avais mis une jolie robe, je m’étais maquillée, j’avais attaché la moitié de mes cheveux. Avant de partir j’avais observé mon corps dans le miroir. J’avais pris du poids et j’étais contente. J’avais des formes, de la chair et plus seulement la peau sur les os. Je continuais de chercher à rester souple cela dit, je dansais parfois, quand j’avais le temps.

J’avais frappé à la porte profondément heureuse, parce que j’avais fait le trajet sans encombre certes, mais surtout parce que je me sentais contente de la revoir, d’une façon que j’avais du mal à décrire. Je frappais et elle m’ouvrit presque tout de suite.

- Salut ! s’exclama-t-elle et j’affichais un sourire parce que je prenais de plein fouet la chaleur de son esprit. Ma bise fut maladroite, c’était sans doute la première fois que je faisais la bise à quelqu’un, mais peu importait. Elle enchaîna avant que je ne puisse répondre. Comment ça va ?

-Bien et toi ?répondis-je tout sourire et presque émerveillé par elle, son esprit, et la simple existence de ce moment.

-Entre fais comme chez toi, poursuivit-elle. J’entrais souriant toujours et elle referma la porte derrière moi. Je restais silencieuse cherchant quelque chose à dire.

-Tu m’excuseras, je suis en mode pantouflarde, dit-elle encore. Je restais perplexe une minute quand elle désigna sa tenue. Je ne compris pas trop ce qu’elle voulait dire par là alors, je souris juste.

Je m’installais à côté d’elle sur le canapé, profondément heureuse de me trouver là.

-Bon, les pizzas sont presque prêtes ? Tu veux boire quelque chose ? J'ai du jus de fruits, quelques sodas, et des bières. J'ai essayé une nouvelle marque : bière à la framboise, elles sont super bonnes !

Je souris timidement.

-Je veux bien un jus de fruit…

Je restais silencieuse un moment cherchant quelque chose à dire un peu maladroitement.

-En tout cas ça sent vraiment très bon.. C’est toi qui a fait les pizzas?

Elena était revenue de la cuisine avec des jus de fruit et m’avait servie. Je lui dis que les pizzas sentaient vraiment bon et lui demandais si elle les avait faites elle-même. Elle avait confirmé ce que je soupçonnais déjà puis  avait ajouté :

-C’est l’avantage d’avoir une amie cuisinière, on est assuré de toujours manger du bon « fait maison » répondit-elle en riant.

Je lui souris encore plus largement. Je me sentais la plus chanceuse du monde, d’autant plus que je n’avais redécouvert que récemment le plaisir de manger de nouveau des bonnes choses, et plus seulement des légumes bouillis  à l’eau et des barres diététiques protéinées. Elle s’installa bien au fond du canapé avec sa bière et poursuivit :

- Bon, alors, parles-moi de toi. Comment tu vas ? Tu as l'air... plus en forme que la dernière fois. Tu es installée avec ta mère ? J'espère que ça se passe bien...

Je soupirais et ma joie tomba un peu... Deux minutes que j’étais là et il fallait déjà parler de choses compliquées... Je résolus de ne pas dire à quel point tout cela était encore difficile et j’essayais de continuer à sourire malgré tout.

- Oh euh… ma… mère a reprit le travail après quelques mois d’arrêt… Après, elle ne me parle pas beaucoup… on fait un peu notre vie chacune de notre côté… même si je sens qu’elle toujours un peu triste et des fois, j’essaye de lui parler… Enfin…

Je restais un moment silencieuse... Quelle mauvaise menteuse je faisais… Mais je ne pouvais décemment dire que ma mère avait passé plusieurs mois, assise sur le canapé du salon à fixer la pendule sans ouvrir la bouche. Je ne pouvais pas dire non plus que je l’avais laissée dans cet état catastrophique sans trouver rien à faire.

-Et tu as l’occasion de faire un tour à l’Academy ?

Ce changement de sujet était bienvenu alors je me remis à sourire.

- Oui, j’ai vu McKnight qui m’a confirmé que j’étais bien une mutante…  On a bien parlé, et maintenant je suis des cours de psychologie par correspondance en attendant d’être assez solide pour supporter la fac. Mais je m’entraine, j’arrive à sortir sans trop de problèmes, même si je fais encore des malaises, si je valide mon année, je ferais la suivante là bas.

Elena ne s’était pas attardée sur ma vie avec ma mère… Mais je sentais qu’elle était inquiète, son esprit lumineux braqué sur moi comme un phare. Je n’ajoutais rien, parce qu’elle avait choisit elle de garder le silence. Je n’avais pas envie de gâcher cette soirée. De tout raconter, de dire à quel point je n’en pouvais plus de la sentir si désespérée, de dire aussi que j’aurais voulu qu’elle me parle juste un fois, pour me dire que j’étais toujours sa fille même si j’étais une mutante, me dire qu’elle voulait parler à mon père ou n’importe quoi…  plus le temps passait et plus je souhaitais même qu’elle me hurle dessus pourvu qu’elle s’anime, manifeste un semblant de vie.

Mais je ne voulais pas parler de ça ce soir. Je voulais juste m’amuser et me détendre. Profiter d’Elena de sa gentillesse et de sa chaleur tranquillement. Changeant de sujet donc, elle m’avait interrogée sur ma venue à l’Academy et sur mes projets. Naturellement je lui avais parlé de la fac de psycho.

Il me fit un large sourire qui ne suffit pas à masquer les restes de son inquiétude.

- C'est une super nouvelle ! Et ça te plaît la psycho ? C'est pas bête comme cursus, ça correspond un peu à ton pouvoir.

Je lui souris à mon tour.

-Oui ça me plaît. J’aimerais bien faire quelque chose d’utile de mon don si je peux mais en attendant, déjà ça m’aide à comprendre un peu de ce qui se passe dans ma tête…maintenant j’ai des mots savants à mettre sur certaines choses que je vis…

Mécanismes de défense, brèche dans les croyances de sécurité basale, dépression blanche, mélancolie, crypte, fonctionnement obsessionnel, trauma… tout cela me parlait vraiment et m’aidait à y voir plus clair. Elena poursuivit :

- Et ça serait vraiment cool que tu puisses aller à la fac.

Je me surpris à rêver un moment, m’imaginant sur les bancs de l’université entourée de pleins de jeunes de mon âge…

-Oui… soufflais-je songeuse.

Elle me tira de ma rêverie en revenant de la cuisine avec les pizzas. L’odeur me mit l’eau à la bouche. Elles étaient grandes et magnifiques, couvertes d’une épaisse garniture.

- Alors la première est à l'ananas et au chèvre-miel, la seconde est une classique jambon-fromage-champignon. Par laquelle tu veux commencer ?

Je souris largement à mon tour. Cette soirée était officiellement une des meilleures de ma vie.

-Je veux bien goûter ananas chèvre-miel… Je savais pas qu’on pouvait faire des pizzas comme ça…

Elena me servit une part et attaqua la sienne. Je mordis dans la mienne avec délectation. J’avais rarement mangé quelque chose d’aussi bon… Je me souvenais du chocolat qu’elle m’avait offert la première fois que j’étais venue ici. Je m’en souviendrais toute ma vie. Si j’avais le courage, je lui demanderais de m’en refaire un après…  En attendant je savourais la pizza pendant qu’elle poursuivait :

-Et donc tu t'entraîne à sortir en public, c'est ça ? En tout cas, on voit que tu as fait des progrès, tu sembles plus assurée, plus confiante...

Je rougis et baissais un peu les yeux. Je n’étais pas habituée aux compliments, d’autant plus que je pouvais sentir qu’ils étaient sincères. Après un peu d’hésitation, je parvins à sauter sur l’occasion pour faire taire les restes de son inquiétude.

- Oui, oui je vais mieux ! Je peux sortir en pleine heure d’affluence maintenant même si ça me demande un gros effort.  J’ai compris un peu mieux comment je dois m’y prendre. Il faut juste pas que j’ai peur et que je me laisse envahir par tout ce que je ressens et au bout d’un moment, je finis par émerger au dessus, comme si je sortais la tête de l’eau tu vois.  Si je lutte contre le courant je me noie, mais si je me laisse porter, je peux nager à mon tour.  C’est… compliqué à expliquer.

Comme je m’étais un peu embrouillée je préférais changer de sujet.

-Et toi ? Tu travailles toujours au Croco Deal ?

Nous avions parlé un peu de moi, des cours de psycho, on avait soigneusement éludé les difficultés de ma mère et de notre vie en commun. Et puis Elena m’avait proposé une pizza chèvre miel ananas... Curieuse je décidais de tenter l’expérience. Il s’avéra que c’était tout simplement délicieux. Décidément je me sentais bien. Au calme, tranquille, heureuse.

- C'est l'avantage avec les pizzas, on peut mettre à peu près tout ce qu'on veut sur une pizza. Tranches de magret fumées, foie gras, tranches de pommes, morceaux d'ananas... La seule difficulté est d'arriver à marier correctement les aliments.

Je lui souris et mordit encore une fois dedans..

-J’ai de la chance de connaître une experte alors…

Je me tus histoire de ne pas trop parler la bouche pleine non plus. Mais pour une fois, j’arrivais un peu à être tranquille avec mes bonnes manières. Si ma mère savait que présentement j’étais en train de manger assise sur un canapé, avec les doigts, une pizza de surcroît, elle ferait très probablement une attaque. Mais je prenais plaisir à me laisser un peu aller. Elena s’en fichait des bonnes manières et c’était tant mieux.

- Personnellement, je suis fan du sucré-salé. Et pas seulement sur les pizzas. Canard à l'orange, rôti au pruneaux... Je serais capable d'en manger jusqu'à me rendre malade... et continuer à en manger quand même.

Je lui souris à nouveau.

-Moi aussi j’aime bien ça…Mais j’ai pas souvent eu l’occasion d’en manger…

Et puis nous parlâmes de mes progrès dans la conquête du monde extérieur. J’essayais de lui expliquer comment j’arrivais à m’en sortir mais c’était difficile. Parler de ça était toujours très très compliqué. Elena essaya de résumer ce qu’elle avait compris de mon discours.

-Je ne suis pas sûre d'avoir tout suivi, mais en gros, ça revient à dire que tu dois accepter ton don et ce qu'il t'apporte plutôt que de lutter contre lui ?

J’avalais une nouvelle bouchée de pizza avant de répondre.

-Oui... on va dire que c’est le point de départ. Mais en plus de ça, je dois accepter de ressentir tout ce que les autres ressentent, je dois me rendre compte qu’il y a assez de place en moi pour tout ça. Après seulement j’arrive à me retrouver moi au milieu. C’est un peu les cours de psycho qui m’ont aidé à saisir ça... Dans la rencontre avec la souffrance de l’autre, il y a un premier temps d’empathie totale et un second temps de recul. On n’accède pas au second sans passer par le premier, sinon on rate quelque chose. Et le recul ce n’est pas l’indifférence, c’est se rendre compte qu’en plus de l’émotion de l’autre… il y a la notre, qui lui est associée… Ce que ça nous à nous fait de sentir que l’autre se sent comme ça.

Je réalisais que sans doute Elena ne comprenait pas grand chose à tout ça.

-Enfin bon… c’est compliqué…

Finalement je changeais de sujet, et j’interrogeais Elena à propos de son travail.

-Oui. Et Chad est toujours égal à lui-même... Il m'a fait monter sur scène la semaine dernière et j'ai cru mourir à cause du trac !

Je me souvenais très bien de l’impression que m’avait fait l’esprit de Chad et très peu de son visage, c’était amusant. Je souris encore une fois.

-Tu as chanté alors ! J’aurais voulu voir ça…

Je souris et continuais.

-J'aimerais bien entendre ta voix...

Elle poursuivit.

-Oh, et j’ai revu Billy…

Je me souvins de ce jeu étrange entre eux, l’attraction et le comptage des points. Quelque chose s’agitait dans l’esprit d’Elena, un mélange de joie et de timidité et aussi quelque chose de plus profond et de plus sourd. Quelque chose de chaud et de doux… Quelque chose que j’avais appris à reconnaître. Aussi la suite de son discours ne me surpris pas le moins du monde.

-On sort ensemble.

Je doutais d’avoir un jour la chance de vivre quelque chose de semblable. Mais c’était déjà tellement beau à contempler chez les autres. Je restais songeuse un petit instant avant de me souvenir qu’il fallait sans doute que je dise quelque chose.

-Ah c’est bien ! me réjouis-je.

J’essayais assez vainement d’expliquer à Elena comment j’avais appris à maîtriser mon don peu à peu. Mais comme il avait fallu faire un petit détour par des concepts de psycho.. Je me disais que finalement l’important était qu’elle sache que j’allais mieux.

-Bon, je reconnais que c'est assez abstrait pour moi, mais l'essentiel, c'est que tu t'en sorte et que tu arrives à contrôler ton don, petit à petit. Tu n'as plus eu de perte de conscience, comme au O'Sullivan ?

Je baissais les yeux.

-Ah... euh… si quelques unes. (Quelques dizaines en réalité) Mais bon... de moins en moins souvent. J’arrive de plus en plus souvent à me sentir bien maintenant. L’autre jour j’ai croisé un fou à la marina. J’ai faillit perdre connaissance mais quelqu’un est venu m’aider.

Et puis Elena me raconta qu’elle avait chanté sur la scène de Croco… Je me demandais un peu pourquoi elle ne m’avait pas prévenue, et je lui disais que j’aimerais bien entendre sa voix.

-Oh tu sais quelques bières de plus, et c'est pas impossible que je pousse la chansonnette, répondit-elle.

Je lui souris.

-J’espère que tu vas en boire encore alors.

Je m’étonnais moi-même. Décidément. Etais-je réellement en train de pousser quelqu’un à boire de l’alcool ? Je ne me sentais même pas coupable. C’était le monde à l’envers mais je m’y sentais bien. Habilement sans doute Elena changea de sujet. Je sentais très distinctement que l’idée de chanter la mettait mal à l’aise. Mais elle ne percevait sans doute pas par derrière la profonde envie qu’elle avait de le faire.

- Hum, et tu as repris la danse ? Même si tu ne vas plus au Conservatoire, rien ne t'empêche d'aller dans un club ou un truc du genre ? Bon, ce sera certainement pas le même niveau, mais ça te permettra de continuer à pratiquer et à garder un lien avec ta passion ?

J’hésitais un peu...

-Je ne peux pas vraiment être sûre de pouvoir rester dans un lieu où il y a tant de monde pour le moment. En plus danser... ça fait vivre des émotions…

Je repris effaçant ce que je venais de dire d’un sourire.

- Mais je travaille seule… Je danse et je chante au moins deux bonnes heures par jour… Le salon est assez vaste pour moi…

En fait depuis que je le faisais seule j'avais redécouvert le plaisir de danser et de chanter. Plus besoin de s'acharner des heures sur le même exercice, de chercher l'excellence à tout prix. Maintenant j'étais libre et je découvrais que mon corps et ma voix m'appartenais. Ils étaient à moi. Je pouvais enfreindre les codes, innover.

Non sans gêne, Elena m’avait annoncé qu’elle et Billy sortaient maintenant ensemble. A ce sujet elle ajouta.

-Hé, hé. Bon, c'était un peu prévisible, vu la façon dont on se tournait autour.

Elle bu une gorgée de sa bière et je lui souris. Je me souvenais très bien de cette sorte de pression réciproque que j’avais ressentie. Je n’avais pas osé en parler sur le moment mais maintenant cela m’amusait alors j’ajoutais avec un sourire entendu.

-Surtout pour moi…

Elle poursuivit alors que je sentais toujours la chaleur l’envahir.

-Il a proposé de m'apprendre à faire de la moto. Il m'a déjà emmené en balade et c'est juste génial. Grisant. Alors j'ai hâte d'apprendre !

-J’imagine…

Je lui souris et imaginais la balade sur le fond de son émotion. Je voulais connaître cela moi aussi. Cette version ou une autre de cette histoire à deux que la plupart des gens vivaient au moins une fois sinon plus. Je restais perdue dans mes pensées un moment et Elena me servit encore une part de pizza. Je mordis dedans avec appétit toujours pensive à regarder se mouvoir en elle cette émotion que je trouvais une des plus belles. Surtout portée par elle et sa lumière, le spectacle était saisissant. J’espérais que Billy se rendait compte de la chance qu’il avait... quand bien-même cette relation devait s’avérer éphémère. Elle me tira de ma rêverie.

-Et sinon, toi, qu’est ce que tu racontes ?

J’hésitais… Moi… avoir quelque chose à raconter ? C’était bien la première fois qu’on me posait une question de ce genre. Je repassais dans ma tête les récents événement rapidement avant de tomber sur quelque chose d’intéressant.

-Euh… en fait un jour j’avais réussit à aller au parc... Et d’un coup j’ai senti que quelqu’un avait très très peur. Comme si sa vie était menacée en fait.  J’étais allongée, pour éviter de me faire mal en cas de problème et je me suis redressée et je me suis mise à courir parce que j’étais terrorisée moi aussi. Et puis il y avait cette fille qui courrait. Jeyne… A nous deux, on a fait partir l’homme qui la poursuivait.

Je me repris en baissant les yeux.

-Enfin… elle a trouvé la force de lui faire face et il est parti. Moi pendant ce temps… j’essayais de ne pas m’évanouir en essayant de lui faire comprendre ce qui se passait dans sa tête, sans succès tu t'en doute.… Enfin ce que je voulais te dire, c’est que du coup on a sympathisé.

Pour la première fois de toute ma vie. Je me sentais normale. Je n’avais pas réalisé jusqu’à présent qu’avant même d’être une mutante j’avais toujours été la différente, l’étrange, celle qu’il faut cacher, celle à qui ont ne doit pas parler. Celle qui ne comprends pas les us et coutumes, les langages secrets et les règles tacites.

Mais ce soir, je faisais toutes ces choses que je croyais à jamais interdite. Passer une soirée entre filles, comme ça sans raison spéciale. Apprendre que l’amie en question sort avec ce type qu’on a croisé une fois. Se donner des nouvelles, parler de tout et rien parce que l’autre en face se souciait de ce que j’avais à raconter et inversement. Elle me donnait des conseils bienveillants, sur le fait que je pourrais prendre des cours de danse, ce genre de choses…

Je pouvais même plaisanter sur l’alcool sans me liquéfier sur place. J’avais tellement changé. J’étais contente.

Je lui racontais ma rencontre avec Jeyne, parce que c’était la première chose qui m’était venue à l’esprit et qui m’avait semblée intéressante.

-Attends, mais c'était ce gus qui la poursuivait ? Un détraqué ? Un pervers ? me demanda-t-elle.

« Détraqué » Est-ce que les gens savaient vraiment ce que ça voulait dire.

-Non pas vraiment… Il était au lycée avec elle. Mais il était violent… Enfin je ne sais pas vraiment...

Je savais très précisément la sensation que son esprit faisait par contre, mais je ne pouvais pas vraiment m’en servir pour expliquer la situation à Elena, alors je laissais tomber.

-Enfin, c'est chouette que vous ayez sympathisées. Vous allez vous revoir ?

Je lui souris parce qu’au fond c’était l’essentiel.

-Oui sûrement.  Je ne sais pas encore quand exactement. Mais on continue de se parler par messages. Je suis contente…

Finalement, Elena nous ramena au thème de la soirée.

-Alors, qu'est-ce que tu veux voir comme film ? J'ai pris Batman, comme promis. Seulement le premier volet. Le reste de la tragédie n'était plus dispo chez le loueur de DVD. Sinon j'ai pris Intouchables, Le Journal de Bridget Jones, et ... Raiponce ! Je suis complètement fan de ce dessin animé ! Je ressemble à une vraie gamine quand je le regarde.

« Dessin animé » ces deux mots me firent réfléchir brusquement. Je réalisais brusquement que je n’avais jamais eu le temps de voir un dessin animé en entier de toute ma vie. Jamais. Je me disais alors que sans doute, si je voulais me refaire une culture « normale » pour paraître ordinaire moi aussi, je ferais mieux de commencer par le commencement.

-Et je connais la chanson des voleurs par cœur ! ajouta Elena.

Je repensais à ces histoires de chant et de bière… tout de même si je devais la faire chanter ( au sens propre) il valait mieux que ce soit avec un dessin animé qu’avec de l’alcool.  J’avais senti quelque chose de particulier quand elle parlait de la chanson. Je ne savais pas ce que c’était mais je voulais savoir.

-Alors qu’est ce qui te fait envie ? conclut-elle en me regardant.

Je rougis un peu, sans trop savoir pourquoi.

-J’aimerais bien voir Raiponce. Si il y a une chanson que tu connais par cœur dedans…

Je lui fis un sourire entendu. Cela aussi c’était nouveau.

Nous avions décidé de regarder un dessin animé finalement. Raiponce. Je n’avais rien vu de ce qu’Elena me proposait alors quitte à refaire ma culture je voulais commencer par le début. Les choses qu’on est sensé avoir vus enfant.

- Tu l'as déjà vu ? Parce que je te préviens, je connais certains passages par cœur...

Je lui souris en me resservant une part de pizza.

-Moi je l’ai jamais vu…alors ne me raconte pas.

Un instant je me demandais ou elle avait pu seulement trouver le temps d’apprendre de répliques de film par cœur ? Elle l’avait vu tellement de fois ? Avec tellement de gens différents ? Regarder un dessin animé était une chose impensable chez moi. Ce n’était pas considéré comme constructif comme activité. Avec mon frère nous avions du en voir deux ou trois chacun. En général on prévoyait de le faire plusieurs jours à l’avance. Le reste du temps, il fallait plutôt faire notre culture, mais notre grande culture. Celle qui nous permettrait de briller dans le beau monde. Mais finalement, avoir vu Raiponce qu’Elena avait l’air de connaître me paraissait tout aussi utile. Sans compter que cela promettait d’être nettement plus agréable que les références du cinéma classique.

Le film commença et je regardais Elena tout autant que l’écran. Son amusement était contagieux. Sans compter que l’histoire était vraiment drôle et divertissante. Je n’avais pas l’habitude ça, de toute ces couleurs et ses chansons, que tout soit tourné en dérision.

La chanson dont elle m’avait parlé commença et je regardais la scène entre l’hilarité et l’attendrissement.

- Je suis malin, méchant, vilain
La guerre est mon quotidien
J'ai la main froide
J'ai rendu tant de gens tristes
Mais malgré mon caractère
Malgré mon crocher de fer
Moi j'ai toujours rêvé d'être un grand pianiste !

Je trouvais l’idée géniale en réalité. Mon m’avait toujours présenté le monde de façon très manichéenne. Il y avait les forts et les faibles, les méchants et les gentils dans tout ce que j’avais expérimenté maintenant, dans la culture de ma famille. Mais ici, on s’attendrissait des mauvais, on les rendait attachant parce qu’au fond n’était pas si simple. Je savais ça mieux que quiconque maintenant. Je ris volontiers avec elle quand le grand méchant dévoila sa collection de licornes. Sérieusement qui avait eu cette idée ?  

- On est des brutes!
Des fous! Des fumistes!
Mais affreusement optimistes!

Elena me fit signe de chanter avec elle. Avant de le faire j’écoutais sa voix. Un timbre qui n’était pas déformé par des années de travail lyrique c’était tellement différent. C’était plus vrai en un sens. J’aimais bien ce son. Je chantais avec elle le dernier refrain parce que j’étais amusé. Mais ma voix sonnait trop sérieuse pour la situation.

- Alors ? Je t'avais bien dis que cette chanson était géniale ! Complètement débile, mais absolument géniale !

Je lui souris.

-Oui c’est génial.

Je n'étais pas totalement d'accord pour dire que c'était juste débile en plus. Le film continua. Elena continuait de réciter les répliques et je me sentais bien. Et puis ce fut la fin. Je lui souris, vraiment contente de ce que je venais de voir.

- Alors, ça ta plu ?

-Oui beaucoup ! assurais-je.

Décidément je ne comprenais pas tous ces gens qui s’obstinaient à cracher sur ce genre de dessins animés, ni ceux qui plus généralement décriaient tout ce qui était connus de tous ce qu’ils appelaient non sans mépris « la culture de la masse » finalement, ce dessin animé n’avait rien a envier à toutes ces « grandes œuvres » que plus personne n’ose critiquer. En plus, il avait le mérite d’être vraiment drôle et divertissant. Accessible sans prise de tête, sans réflexion, sans culture préalable. En fait, je comprenais que les gens fortunés aimaient surtout se moquer des autres.

-Il y en a beaucoup des dessins animés comme ça ? demandais-je. Si oui. Je voulais tous les voir.

-A la pelle ! m’assura Elena quand je lui demandais si elle connaissait beaucoup d’autres dessins animés dans ce style là. Je lui souriais très largement.

-A ce point ? demandais-je.

- Mais tous ne sont pas aussi bons. Dans la série des Incontournables, il y a l'Âge de Glace : le premier film est juste génial. Ado, je vouais presque un culte à Sid le paresseux. Ma mère n'en pouvait plus de m'entendre parler avec sa voix. Ils ont fait plusieurs films à la suite du premier, mais je les trouve moins bien, comme souvent quand les productions font des suites basées sur le succès du premier volet.

Je ne connaissais rien de tout ce qu’elle m’énonçait... C’était un nouveau monde que je découvrais. J’avais juste très envie de savoir qui était Sid le paresseux.

-Sinon, y'a Shrek aussi, de sympa. Madagascar est complètement délirant : avec la bande de lémuriens qui chante "I move it". Et puis tous les autres : Toy Story, Monstre&Cie, Nemo...

Tout cela ne me disait absolument rien non plus. Elena quitta la pièce avec nos assiettes vides. Il semblait que nous avions manger les deux pizzas à nous deux et je ne comprenais pas comment il était physiquement possible que le dessert avec lequel elle revint me paraisse toujours appétissant. Je n’avais jamais autant mangé de toute ma vie. Je souris en voyant les gâteaux.


- J'en ai téléchargés quelques uns - des dessins animés, hein - sur mon PC, je pourrais te les passer si tu veux. Ou on les regardera ensemble, poursuivit-elle.

Je restais coite un moment avant de me souvenir qu’il n’y avait sans doute guère que chez moi que télécharger était considéré comme un véritable crime.

-J’aimerais bien que tu m’en passe certains... Il y en a assez pour qu’on puisse en voir d’autres ensemble je pense ?

Je lui fis un large sourire pour faire bien comprendre que je passais une excellente soirée. En même temps, je sentais qu’elle aussi était bien là avec moi. J’étais contente de pouvoir le savoir, sans quoi j’en aurais surement douté.

- Sers-toi, fais comme chez toi.

Je suivais ce sage conseil avec empressement.

-Ça à l’air vraiment délicieux… décidément…

J’attaquais pour me rendre compte que ça l’était effectivement, délicieux. Elena mangeait avec autant d’enthousiasme que moi aussi elle du s’essuyer de la chantilly avec sa serviette. Je trouvais ça presque mignon mais je ne m’en sentais pas non plus encore d’en faire autant, alors je mangeais le plus proprement possible.

- Hum, tu coup, comme tu prends des cours par correspondance, comment ça se passe pour tes examens, ce genre de choses ? enchaîna-t-elle.

J’avalais ma bouchée avant de lui répondre.

-La plupart c’est des dossiers que je dois rendre avant une date donnée. J’ai un peu de mal étant donné que parfois les consignes ne sont pas très claires. J’ai un peu de retard mais je pense m’en sortir… J’ai pris l’année en route en même temps…

Je soupirais un peu avant de poursuivre :

-Les cours c’est pas difficile pour moi… ce qui va être compliqué en revanche… c’est de faire que ça me serve je pense.



HJ : je viens de voir que mon précédent post était plein de coquilles désolée hein…

Je venais de complimenter Elena sur les gâteaux qu’elle venait d’amener et ma remarque la fit rire.

- Tu sais parler aux cuisinières toi !

Je ris aussi et la regardait attendri comme elle se mettait de la chantilly partout. Puis finalement nous parlâmes de nouveau de mes cours. Je lui expliquais que j’étais évaluée sur des dossiers à rendre et que même si j’avais quelques difficultés je m’en sortais bien. Le plus compliqué pour moi, serait de pouvoir en faire quelque chose d’utile. Pour cela il fallait que je développe mon don et pour l’instant sortir était encore difficile alors…

- Hum, il y a toujours une grande différence entre la théorie apprise à l'école et la pratique professionnelle de la réalité. Même tous les diplômes du monde ne font pas tout. L'expérience est tout aussi importante. Voire plus.

J’étais assez d’accord avec ça, même si quand-même les diplômes pouvaient aider.

-Oui je sais… de toute façon pour avoir le diplôme que je vise il faudra que je fasse des stages. D’ici là j’espère que les choses iront mieux avec mon don… parce que le but pour moi c’est d’aider les gens... pour ça… il faudrait déjà que je puisse leur faire face sans m’évanouir.

Je baissais un peu les choses. Quand j’en parlais, j’avais un peu l’impression que je n’y arriverais jamais. Elena poursuivit :

- Après, c'est pas facile d'étudier seule. Comme mes parents étaient toujours en déplacement, j'ai fait la plupart de ma scolarité par correspondance. Heureusement, mon père m'aidait souvent, il est très pédagogue. Et il m'est aussi arrivé d'avoir des professeurs particuliers.

Je fus un peu étonnée d’apprendre cela. Je n’imaginais pas Elena étudier toute seule chez elle, elle qui était tellement ouverte. Mais si je n’avais pas pu aller à l’école à cause de ma “maladie” Elena y avait échappé pour des raisons très différentes et cela changeait tout.

-Moi aussi j’ai eu l’école à la maison. Donc j’ai l’habitude de me débrouiller seule. De toute façon mes parents n’avaient pas trop le temps m’aider donc… Ils faisaient surtout en sorte que je passe beaucoup de temps sur mes cours…

Je ne gardais pas du tout un bon souvenir de cette période, alors je préférais ne pas m’étendre sur le sujet. De toute façon Elena s’intéressait à mes études de nouveau.

- Si tu galères trop, tu peux peut-être demander de l'aide à d'autres étudiants en psycho ?

Je lui souris.

-Oui, en fait il y a un forum pour les étudiants par correspondance sur le net. On s’entraide pas mal entre nous.

Elle reprit :

- M'enfin, je suis sûre que tu y arriveras. Et si tu as besoin de soutien, je suis là.

Je lui souris encore plus largement parce que je sentais qu’elle était sincère, que je pouvais vraiment compter sur elle.

-Je sais que je peux compter sur toi.

Je baissais un peu le regard…

-De toute façon j’ai le temps de voir venir…Mais si je t’avoue que je ne sais pas trop ce que je pourrais faire concrètement, ou comment m’y prendre. McKnight m’a dit que je pourrais peut-être… influencer les émotions de gens à mon tour mais je suis… a milles lieux de ça…

Nous parlions de ma formation…je lui faisais par de la peur que j’avais que mon don soit finalement plus un handicap qu’un avantage dans la formation que je m’étais choisie. Après m’avoir assuré que j’y arriverais au bout du compte, elle poursuivit :

- Tu t'es découvert ce don du jour au lendemain. Beaucoup aurait fini complètement cinglés, surtout avec un don comme le tien. Pourtant, tu tiens le coup. Tu as su agir lorsque ça s'imposait. Maintenant tu as ta vie en main, non ? Tu vis là où tu veux, tu prends des cours pour faire quelque chose qui te plaît. Alors bien sûr que c'est pas toujours facile, mais c'est normal. Ca viendra. Laisse-toi le temps.

Je lui souris. Je ne savais pas si n’importe qui serait devenu cinglé à ma place. Après tout je n’étais pas une personne résistante au contraire. Sans doute que n’importe qui s’en serait mieux sorti que moi à ma place. Mais je gardais cette pensée pour moi. Je me contentais de répondre :

-Oui… je vais faire ça… me laisser du temps.

Je sentais à quel point elle avait confiance en moi, qu’elle était sincère quand elle m’assurait que j’allais réussir. Cette déception qu’elle allait avoir si j’échouais. Je préférais ne pas y penser. Je lui expliquais que comme elle, j’avais beaucoup eu l’école à la maison. Sauf que les méthodes de nos parents n’étaient pas les mêmes.

- C'est pas en collant un gosse deux heures durant devant un cahier de cours qu'il va apprendre. C'est pas ça, la pédagogie.

Je soupirais un peu sentant la colère monter en elle... Après tout, il valait mieux que j’évite de parler à Elena de mon enfance. Je lui reparlais de mes études, de ce que m’avait dit McKinght à propos de mon don.

- Influencer les émotions ? Genre... Réconforter la tristesse d'autrui ? me répondit-elle immédiatement.

Je haussais les épaules.

-Je n’en sais rien encore… je n’ai aucune idée de ce à quoi ça pourrait ressembler mais c’est ce qu’il à l’air de croire oui.

Elle eut un sifflement.

-Et bah ça, c'est pas rien.

Je baissais les yeux de nouveau.

-Oui, mais rien n’est dit…

- Mais tu sais, il faut en général des années aux mutants avant de contrôler parfaitement leurs dons. Et Chad m'a dit un jour qu'on ne cessait jamais de trouver de nouvelles utilisations à son pouvoir.

Elle haussa les épaules. Des années... voilà qui me laissait songeuse. Je n'avais aucune idée de ce que je pourrais faire dans des années.


-En plus tu as découvert ton don tardivement, alors c'est normal que tu n'y arrives pas du premier coup. Faut pas te miner avec ça. A avoir les plus gros que le ventre, on finit par être malade.

Elle avait raison… J’avais du temps, il fallait sans doute que j’arrête de me dire que je ne faisais pas les choses assez bien. J’avais accompli des choses déjà. Déjà j’avais survécu à l’éclatement de ma famille, c’était une victoire en soi.

-Tu as raison…J’ai du temps de toute façon.

Je me mettais à réfléchir tout à coup.

- Réconforter la tristesse… je ne sais pas si c’est vraiment possible en fait... je vois mal comment je pourrais changer un état de fait aussi.. absolu.. Par contre. Je me suis rendue compte que parfois je perçois des choses… des gens dont les personnes qui en sont porteur ignorent l’existence.

J’hésitais un peu.

-Par exemple quand j’ai vu McKnight… Il m’a demandé de lire en lui. Et moi je lui ais dit… "non je ne peux pas faire ça  parce que c’est la dernière chose que vous voulez." Au moment même  où il posait la question, j’ai eu brusquement la sensation de me trouver face à un énorme mur... on appelle ça des défenses.

Je marquais une nouvelle pause.

-Et puis après… Après il m’a expliqué qu’il avait des mauvais souvenirs, et il en a parlé, simplement tu vois… Mais moi… sérieusement j’ai cru que j’allais vomir sur le coup. Et en partant je me suis dit… Est-ce qu’il sait que c’est toujours horrible ? Est-ce qu’il sait que c’est toujours là quelque part, comme au premier jour ?

Je me remémorais encore cette sensation très vivement.

-En tout cas... ce n'est pas sensé être là.. pas comme ça.. je ne sais pas…

Je parlais à Elena de ce blanc étrange et repoussant que j’avais senti dans l’esprit de McKnight. Elle réfléchissait, le regard absorbé par la bière qui tournait dans sa bouteille. Pour ma part je n’avais plus faim ni soif. Mon estomac menaçait d’exploser avec tout ce que j’avais mangé.

- On a tous des mauvais souvenirs... finit-elle par dire, des choses qu'on aurait voulu ne pas connaître. Qu'on voudrait oublier. Qui ne devraient pas "être là", comme tu dis. Mais qui le sont quand même.

Je la laisser aller au bout de son idée… Mais déjà je n’étais pas d’accord. Les mauvais souvenirs étaient une chose, mais c’était différent. Du moins j’avais la sensation que c’était différent mais j’aurais été tout à fait incapable d’expliquer clairement pourquoi à qui que ce soit.

Elle haussa les épaules avant de poursuivre :

- Bien sûr, tout le monde ne vit pas les même choses, et certains voient des choses bien pires que les autres. J'imagine que le Commandant McKnight est du nombre. Il a fait la guerre après tout. Mais...

Je la laissais poursuivre, essayant d’empêcher mon esprit d’essayer de se faire une idée de ce qui avait pu provoquer ça chez McKnight. Ce n’était rien que j’aurais pu tolérer si j’y avais été confrontée.

- Mais il y a plusieurs façons de gérer les mauvais souvenirs, poursuivit-elle. On peut se laisser bouffer par ça, laisser les plus sombres de nos pensées diriger nos vies. Ou on peut se concentrer sur le reste. Les bonnes choses. L'amitié. Les rires, les blagues, les sourires. La famille, celle du sang et celle du cœur. Tout ce qui fait que... je ne sais pas. Tout ce qui fait que ça vaille le coût d'être là. La vie n'est pas toujours rose, mais elle n'est pas toujours noire non plus.

Elle bu une gorgée. Moi, j’avais la sensation que les choses étaient infiniment plus compliquées que ça. Elle acheva sa bouteille pendant que j’essayais de clarifier mes pensées. Penser aux bonnes choses, voilà qui ne me semblait pas suffisant pour venir à bout de ce trou, de ce blanc, de ce vide dans l’esprit.  En même temps, ce qu’elle disait était parfaitement sensé alors je restais perplexe.

- McKnight a sans doute besoin de ces "défenses", histoire de mettre de côté les mauvais souvenirs, et de se concentrer sur le présent, pour s'en construire de nouveaux. Meilleurs.

Je pensais qu’il en avait surtout eu besoin parce qu’il avait voulu garder ça secret. Pour lui-même et pour les autres. Evidement sans elles ce blanc allait tout envahir de nouveau. Ramener son esprit à ces choses qu’il avait marqués d’une pierre blanche.

- Quand à réconforter la tristesse... J'en sais rien. Tu en sais sans doute plus long que moi sur le sujet, grâce à ton pouvoir. Je suis bien incapable de prédire ce que tu serais capable de faire, avec de la pratique. Mais je sais que tu feras de bonnes choses avec.

Je souris parce que comme toujours je sentais qu’elle était sincère. Mais je n’étais pas si sûre qu’elle ait raison pourtant.

-Peut-être, je n’en sais rien… Tout cela est tellement compliqué tu sais… L’esprit des gens ça n’est pas comme une photographie, c’est un peu comme… en fait ça bouge tout le temps, ça se transforme a plusieurs endroits à la fois, il y a plusieurs épaisseurs des choses qui montent qui descendent…des cloisons, des parois, des endroits vides...

J’eus une sorte de rire.

-Tu vois… j’ai vraiment du mal à t’en parler.

J’essayais de parler à Elena de ce que je voyais, le plus précisément possible. Mais comme souvent je finis par me rendre compte que ce que je disais n’avait absolument aucun sens. Alors je ris un peu et soulignais encore qu’il était décidément très compliqué pour moi d’expliquer cela à quelqu’un qui n’en faisait pas l’expérience directement.


- Je vois ça. Mais ça ne doit pas être évident de décrire quelque chose comme ça, commenta Elena.

Je hochais la tête, mais je souriais toujours.

-L'être humain est tellement complexe. On ne connaît jamais véritablement les gens qu'on côtoie, même quand on se connaît depuis des années. Enfin, sauf quand on a un pouvoir comme le tien.

Cette remarque me laissa songeuse un moment.

-Tu sais, moi non plus je n’ai pas l’impression de connaître les gens absolument et définitivement en un sens. Etant donné qu’ils changent tout le temps, je peux difficilement prédire ce qu’ils vont devenir après tout.

Finalement elle étala les D.V.D sur la table parce qu’après tout la soirée n’était pas terminée.

- Bon, qu'est-ce que tu veux voir, après ? demanda-t-elle.

A la vérité je n’en savais rien, je ne connaissais absolument rien de ce qu’elle me proposait, mais je me sentais curieuse.

-A moins que tu préfères regarder un autre dessin animé sur mon ordinateur ? C'est comme tu veux.

Je lui souris.

-Quitte à me faire une culture… autant commencer par le commencement non?

J’avais bien envie de revoir un autre dessin animé. J’avais un peu l’impression de rattraper le temps perdu en réalité. Il était déjà tard mais je me fichais de ce que ma mère pouvait penser, puisque de toute façon, elle n’aurait probablement pas la force de me dire quoique ce soit.