Je pressais le pas pour ne pas arriver en retard au travail. Ma voiture avait refusé de démarrer aujourd'hui et j'avais eu beau tourner désespérément la clef de contact, ma pauvre Golf toussait, toussait et toussait mais refusait obstinément de démarrer. Lâchant un chapelet de jurons colorés, je m'étais résignée à partir à pied. J'étais donc en train de traverser le parc, un raccourci pour rejoindre le Centre-Ville, lorsqu'une drôle de sensation vint me nouer le creux du ventre.

Je m'immobilisai et jetai un coup d'œil par dessus mon épaule. Quelques enfants jouaient un peu plus loin, un couple d'amoureux se baladait en se tenant la main. Bref, rien d'anormal. Alors pourquoi cette sensation d'être observée, épiée ? Je lâchai un soupir, c'était certainement les nerfs, ou la fatigue. Les ados qui s'amusaient à appeler dans le vide sur mon fixe me prenaient pour cible de façon épisodique, ce qui me tapait légèrement sur le système.

Secouant la tête, je me remis en marche, et quelques instants plus tard, j'arrivai au Café-Théâtre. Je saluai Sammy, derrière le bar - finalement remis du vilain virus qui lui avait valu une semaine d'arrêt maladie - et aperçu du coin de l'œil Chad, assis à une table en compagnie d'un autre homme - que je ne reconnus pas. J'adressai un bref signe de tête à mon patron avant de m'éclipser aux vestiaires où je me changeai en vitesse. Je me battis quelques instants avec les mèches rebelles de mes cheveux avant de parvenir à les nouer en chignon serré et professionnel.

Puis j'allai en cuisine et commençai à me mettre au travail, mais je m'aperçus rapidement qu'il nous manquait des produits frais. Notamment des laitues et tomates. Comment j'allais faire des salades composées, sans laitue ni tomate, moi ? Je retournai en salle pour voir le patron.

- S'cuse-moi Chad. On a bien reçu la livraison de produits frais, ce matin ? Il nous manque des légumes...

Chad me confirma qu'on avait bien reçu la commande de produits frais ce matin. Il réfléchit quelques secondes, avant de reprendre :

- Il me semble que la commande était complète pourtant.
- On a des manques, en laitue et en tomates. Mais on devrait pouvoir boucler la soirée, la plupart de nos salades sont en accompagnement de plats chauds. Mais faudrait s'assurer qu'on a pas payé pour des aliments qu'on n'a pas, et être sûr d'être livré en quantité suffisante demain.

On avait un nouveau livreur depuis quelques jours, pas aussi efficace que le précédent, apparemment.

- Hum, Elena, je te présente Antony. Tony, Elena, prodige culinaire et chanteuse talentueuse.

Je lui jetai un regard mauvais pour le "chanteuse talentueuse". Je n'avais rien contre les compliments, mais pas quand ils lui servaient de moyen de pression pour me faire monter sur scène. Je me tournai vers l'homme qui l'accompagnait - lequel se leva précipitamment pour me saluer - et le dévisageait. Inconnu au bataillon. Ou alors, j'étais saoule la dernière fois que je l'avais vu.

- Oh le fameux couteau suisse, j'ai beaucoup entendu parler de vous !

Je clignai des yeux. Un couteau suisse ? Est-ce que ce gars que je connais à peine vient de me traiter de couteau suisse ? C'est un compliment ou ...? Je suis censée le prendre comment ?
Froncement de sourcil et coup d'œil suspicieux en direction de Chad. Il lui a "beaucoup" parlé de moi ?  

- Tony est mon frère. Enfin... Mon demi-frère. Il vient d'arriver en ville.

Quoi ? Quoi ? Quoi ?

- Enchanté ! s'exclama le fameux Tony en me tendant la main.

Je la lui serrais, un brin déboussolée.

- Je pensais que tu étais fils unique, dis-je prudemment à Chad.

Il ne m'en avais jamais vraiment parlé, mais je savais que sa mère s'était barrée quand il était tout jeune, et qu'il avait grandit seul avec son père. La maman serait donc allée voir ailleurs si l'herbe était plus verte ? Bon, ça ne me regardait pas vraiment, mais bon. C'était quand même surprenant que Hook se retrouve du jour au lendemain avec un frangin. Lequel frangin ne lui ressemblait pas tellement. Pas du tout en fait. Tony devait bien faire une tête de plus que Chad, il était plus large d'épaules, musclé, bien bâti quoi, alors que Chad était plus mince. En fait, il paraissait presque maigrichon en comparaison de son demi-frère !

- On s'est rencontrer tout à fait par hasard...C'est limite étrange !! reprit Tony, comme pour se justifier.
- C'est complètement dingue...

En y regardant de plus près, ils avaient quand même quelques traits en commun au niveau du visage. J'espérai toutefois que ce frère sorti de nulle part n'était pas le même genre d'énergumène que Chad. Un comme lui, c'était déjà plus que suffisant.

- J'aurai l'occasion de vous entendre chanter ce soir !?

Sourire crispé.

- Probablement pas.

Regard éloquent en direction de Chad. Et ça avait intérêt à le rester. Il m'avait déjà fait chanter la semaine dernière. Surtout qu'en plus, je me mettais à recevoir des fleurs envoyés par des fans anonymes. C'était du grand n'importe quoi.

Le tout nouveau frère de Chad m'avait demandé s'il aurait l'occasion de m'entendre chanter ce soir. Je répondis un peu plus sèchement que la courtoisie l'aurait voulu en jetant un regard éloquent à mon patron. J'avais déjà du chanter la semaine dernière, alors j'escomptai bien qu'il me laisse tranquille un moment avec ça. Cette lubie aussi, de vouloir faire monter sur scène.

- Ne me regarde pas comme ça, je ne lui ai pas dit de te le demander si c'est ce que tu crois ! plaida Hook d'un air innocent.

Genre, il avait une auréole au-dessus de la tête.

- Il a raison cette question vient de moi...Il ne m'a rien demandé ! intervint Tony, en solidarité masculine.

Je fis la moue, mais acceptai l'excuse. Mais je rajoutai, à l'adresse de mon patron :

- Tu ne peux pas m'en vouloir de me méfier. Tu as déjà 'soudoyé' au moins une fois tous les membres de l'équipe pour m'inciter à monter sur scène...

Mais j'avais un petit sourire au coin des lèvres, atténuant le reproche. Cela faisait parti de notre 'jeu' incessant de chamailleries et de piques en tout genre.

- Shakkey a horreur de monter sur scène. A croire qu'elle a peur de se faire bouffer ! reprit Chad à l'intention de son demi-frère.

Lequel s'esclaffa.

- Haha ! Comme la fille dans ....

Il se tut, cherchant sans doute le nom d'un film et claquant des doigts comme si cela pouvait l'aider à se souvenir. Je n'étais pas certaine de vouloir savoir à quoi il pensait, surtout s'il avait le même humour que son frère...

- J'ai. Le. Trac. articulai-je en roulant des yeux. Je n'aime pas me retrouver sous le feu des projecteurs. Je suis désolée mais aller se planter devant des dizaines de personnes - plus ou moins inconnues - qui vous regardent fixement pendant des heures n'est pas vraiment le signe d'un comportement normal et sain d'esprit !

Non mais !

- Au fait, t'as trouvé le type qui t'envoie des fleurs ? Ne me dit pas que c'était un coup de Billy Blake !

Je le fusillai du regard et regrettai soudain de ne pas avoir un de mes torchons à portée de main. Il aurait été à ravir sur la figure de Chad. Mais avant que j'ai pu dire quoique ce soit, Tony se fit une joie d'en rajouter une couche :

- Me dites pas que vous avez peur de recevoir des fleurs aussi ?

Ah bah, il était pas le frère de Hook pour rien, lui. Je levais les yeux au ciel.

- Bien sûr que non, je n'ai pas peur des fleurs... Et non, ce n'est pas Billy qui me les as envoyées...

Quoique en fait, je ne lui avais pas posé la question, n'ayant même pas abordé le sujet avec lui. Mais bon, il m'en aurait certainement parlé s'il avait été à l'origine de ce bouquet.

- Et non, je ne sais pas qui me les as envoyés, et je n'ai pas envie de savoir. Cela ne m'intéresse pas.

Bizarrement, l'idée d'avoir un fan prêt à m'envoyer des fleurs me mettait mal à l'aise, sans que je puisse expliquer pourquoi.

- Coyote Girls !!!! s'écria soudain Tony.

Je le fixai d'un air interdit avant de comprendre qu'il s'agissait du titre du film qu'il cherchait tout à l'heure. Et je ne savais pas trop quoi penser de la comparaison : j'avais bien vu ce film, mais c'était il y a longtemps et je n'étais pas certaine de m'en souvenir.

- C'est ça!! Vous devriez chanter dans le noir, lança-t-il avec un clin d'œil.

Je fis la moue, pas vraiment convaincue que ça m'aiderait à gérer mon stress. La meilleure méthode restant que Chad cesse de me faire monter sur scène.

- Je te rassure, Tony a l'air moins pire que moi. Mais ne va pas lui dire que je suis un tortionnaire. On dirait pas comme ça, mais ça pourrait l'effrayer, le p'tit gars.

Je haussai un sourcil amusé.

- Pas un tortionnaire, Chad. Un tyran. Nuance.

Tony réagit au quart de tour à l'expression "p'tit gars". Et franchement, je le comprenais. On pouvait difficilement qualifier quelqu'un de sa carrure de "p'tit gars". Même par son grand frère. Même quand le grand frère en question s'appelle Chad.

- Effrayer !? P'tit gars?! Non mais j'espère que tu plaisantes !!

Il fit un drôle de mouvement avec l'index, il y eut un tintement et le verre de Hook se renversa. Oh, un mutant. Bon, en même temps, ce n'était pas si surprenant que ça, vu que c'était le frère de Chad. La bière de mon patron gicla et l'éclaboussa généreusement à un endroit ... des plus appropriés...

J'explosai de rire.

- Chad franchement tu pourrais faire attention ! lança Tony, moqueur.

Mes éclats de rire redoublèrent.

- Oh, je sens qu'on va bien s'entendre, glissai-je entre deux hoquets à Tony.

Mon dieu, la tête de Chad. Mémorable. Je m'agrippai à une chaise voisine pour reprendre mon souffle.

- Ah, vous êtes pas frères pour rien tous les deux...

Il allait y avoir de l'ambiance dans le bar si Tony restait dans le coin. Je me tournais vers lui, un brin curieuse :

- Télékinésie ?