J'avais toujours de bonnes raisons d'éviter Chad en arrivant au boulot. A cause de son humour à double sens. A causes de ses blagues stupidement idiotes. A cause de ses airs de provocateurs. A cause de cette sale manie qu'il avait de faire tourner les gens en bourrique. Bref, la liste était longue.

Mais aujourd'hui, j'avais deux raisons supplémentaires de fuir mon patron.

Premièrement, mon arrivée peu orthodoxe au Croco Deal. Le ronflement de moteur de la moto de Billy résonnait encore à mes oreilles et il aurait été vain de croire qu'il ne résonnait pas non plus aux oreilles de Chad. Ce type avait le chic pour être "au bon endroit, au bon moment" et sa sale habitude à fourrer son nez dans les affaires des autres faisait le reste. Bref, il était forcément au courant et ne se gênerait pas pour me le faire savoir. Au contraire. Il prendrait un malin plaisir à me charrier avec ça pendant au moins... une décennie ou deux.

Deuxièmement, on était vendredi. Oui, je sais, ça arrive une fois par semaine. Mais aujourd'hui n'était pas n'importe quel vendredi. Chad avait décidé, sans trop se soucier de mon avis, que ce soir, je chanterais sur scène tandis qu'il m'accompagnerait à la guitare. Comment avait-il formulé cela ? "Toi et moi, sur scène. On va vendre du rêve, SweetHeart" Ouais. Si je gerbais au beau milieu de la scène à cause du trac, ça risquerait de gâcher le spectacle. Un peu.

Enfin, avec un peu de chance, il aurait oublié.
Avec un peu de chance, il n'aurait pas remarqué que j'étais arrivée au boulot sur la moto d'un bad-boy et non dans ma vieille caisse décolorée.

Ouais.

Avec un peu de chance, il pleuvrait des gâteaux au chocolat et de la crème anglaise.

C'est pourquoi, à peine entrée à l'intérieur, je fonçais vers les vestiaires en m'efforçant de ne pas prêter attention au regard de Chad, qui me brûlait la nuque. Je m'enfermais dans le petit cagibi et enfilai ma tenue de travail en réfléchissant au meilleur moyen d'aller me planquer dans ma cuisine sans me faire remarquer. Je nouais mes longs cheveux, un brin décoiffés par le casque, en un chignon sur le haut de mon crâne.

En sortant des vestiaires, malgré toutes mes prières, je tombai sur Chad, qui m'attendais avec un sourire narquois. Il savait. Forcément.

- Salut, patron ! lançai-je d'un air innocent avant de filer vite fait bien fait dans ma cuisine.

Mais c'était peine perdue. Car, bien sûr, il me suivit.

- J'espère que ton motard ne t'a pas trop épuisée, tu sais quel jour on est, au moins ?

Pendant un quart de seconde, je restais figée de stupeur. Comment pouvait-il, en une seule phrase, me charrier avec un cynisme presque vulgaire sur ma relation naissante avec Billy, et me rappeler avec son tact de mammouth que je devais chanter sur scène ce soir ? Ce type était stupéfiant. Certes, exaspérant. Mais carrément stupéfiant dans sa capacité à se montrer exaspérant, justement.

Je fis volte-face et lui renvoyais un regard outré pour toute réponse. Mais cela ne suffit pas à faire disparaître son sourire hautain et narquois. C'est tout juste s'il ne se foutait pas ouvertement de ma gueule. Je serrais les dents. Je n'avais rien dans les mains, ni laitue, ni torchon, ni couteau minutieusement aiguisé. Dommage.

- Non, sérieusement, tu sors avec lui ? Je savais pas que le genre badboy te branchait...

Je roulais des yeux.

- Et qu'est-ce que tu en sais, du genre de mecs qui me branche... marmonnai-je.

Je me mordis immédiatement les lèvres. La réplique m'avait échappée. J'aurais mieux fait de me taire, car je venais tout simplement de lui confirmer que je sortais effectivement avec le "badboy". Et il allait s'en donner à cœur joie, maintenant. J'aurais certainement du nier, lui faire comprendre que non, je ne sortais pas avec Billy. ça aurait été lui mentir, mais peu importe, il m'aurait foutu la paix.

Quoique.

Non, en fait. Il ne m'aurait pas lâché pour autant. Il aurait flairé le mauvais coup et il aurait insisté jusqu'à ce que je crache le morceau. Argh, avec lui, il n'y avait pas de bonnes réponses, pas d'échappatoire. Ce type était une plaie. Vraiment.

- C'est marrant, parce que ce soir, j'avais pensé faire une soirée plutôt rock'n'roll, niveau ambiance. Drôle de coïncidence, tu trouves pas ?

Je lui jetais un regard en biais.

- Hilarant.

Je m'installais aux fourneaux.

- Ne viens pas me rabâcher que je dois chanter ce soir. Je flippe suffisamment comme ça, merci. Et tu le sais très bien.

Mais ce n'était pas cela qui allait l'arrêter. Loin de là. Alors autant changer de sujet. Genre, tout de suite.

- Au fait, Sammy est toujours en arrêt, non ? Et Leslie est de repos... ça va être épique, fis-je avec un sourire en coin.

Autant j'étais mortifiée à l'idée de monter sur scène, autant je restai sereine à l'approche d'une grosse soirée animée, en sous-effectif. Mais je pouvais toujours trouver l'excuse de l'un pour éviter l'autre...

- Il vaudrait peut-être mieux que je reste aux fourneaux, quitte à donner également un coup de main au service.

Ma tentative n'avait pas la moindre chance de succès. Je le savais parfaitement. Mais cela faisait déjà parti du jeu perpétuel entre Chad et moi, avant chacune de mes représentations.

Chad avait arbitrairement décidé que je chanterais ce soir sur la scène du Croco Deal. C'est pourquoi, il était venu me voir dès mon arrivée au travail car, et c'était à la fois une habitude et un jeu entre nous, il me taquinait … Non, le mot est faible, il « m'enquiquinait royalement » au sujet du trac tentaculaire qui me nouait les tripes avant chaque représentation. Et, disons-le franchement, le fait que je sois arrivée au bar sur la moto d'un bad-boy n'arrangeait pas tellement l'humour incisif de mon patron... Je commençai donc à râler contre lui, avec l'aisance que procure l'habitude d'une blague à répétition.

- Mais pendant que je t'ennuie, tu n'y penses plus, non ?

Je le fusillais du regard, même si un sourire en coin me démangeait les lèvres. Ce jeu de provocation et de crêpage de chignon était la seule chose conne à ce jour capable de juguler mon stress. Alors je n'allais pas me faire prier pour rajouter de la poudre sur le feu.

- Eh, tu m'insultes là ! Insinuerais-tu que je gère mal mon affaire ?

Il afficha une moue contrariée. A croquer.

- Je ne me permettrais pas ! Fis-je d'un ton faussement éhonté.
- T'occupe, j'ai sacrifié un poulet sur l'autel du dieu des pirates, ça devrait passer.

Le tout, dit avec un naturel. J'en reposais la poêle que je venais d'attraper et me retournai pour le fixer comme s'il s'était agit d'E.T. en personne venu me demander de le ramener à la maison. Par où commencer ? D'où sortait-il une absurdité pareille ? Le dieu des pirates ? Sérieusement ? Et... un autel ? Qu'est-ce qu'il irait foutre devant un autel – même celui du dieu des pirates - ? Et pour un sacrifice en plus !

- Un poulet ? Pourquoi un poulet ? Le poulet a-t-il une valeur sacrificielle particulière pour les pirates manchots ?

Je plissais les yeux, d'un air volontairement suspicieux.

- Et puis, depuis quand tu est croyant, toi ?

Ah ben ça y est, on était parti en plein délire. D'ici peu, il ferait apparaître un véritable autel du dieu pirate au beau milieu de ma cuisine. Travailler pour Chad finirait par avoir raison de ma santé mentale. Sérieusement.

Il se contenta de m'adresser un clin d'oeil.

- N'essaye pas de me faire croire que tu croules sous les commandes passé 21 heures.

Je pris un air dépité.

- Bah, j'aurais essayé, soupirai-je en haussant les épaules, même si je savais parfaitement que c'était voué à l'échec depuis le départ. Mais ça faisait parti du jeu.
- Et ce n'est pas non plus comme si tu animais la mi-temps de la finale du Super Bowl.
- Ne parles pas de malheur, éructai-je dans un gémissement plaintif très convainquant (parce que non simulé. L'idée d'animer un événement de cette ampleur... Putain, j'en avais des palpitations!).
- C'est juste un bar dans Daytona Beach.

Je secouais la tête.

- Oui, mais il y a des gens. Des vrais gens. Des gens qui me regardent. Qui m'écoutent.

Je grimaçai, ne simulant qu'à moitié.

- Au fait, comment va Lyra ? Elle a trouvé ce qu'elle cherchait ?

Le brusque aspect sérieux de la conversation me surpris un peu et je haussai les épaules.

- Je ne sais pas. On est allées au O'Sullivan, mais ni elle ni moi ne nous attentions à ce que nous y avons trouvé. Sa mère a débarqué au beau milieu du bar. Son cher mari l'avait prise pour un punching-ball avant de la foutre dehors.

Je me mordis la lèvre inférieure. Je ne savais toujours pas quoi penser exactement de Mme James.

- Elles sont toutes les deux, maintenant. Mais je ne sais pas trop ce que ça va donner. Je sais que Lyra a besoin de renouer avec sa mère, sa famille. Mais... Mme James est très... Enfin, elle se met des œillères sur les yeux et pas des petites ! J'ai rarement vu quelqu'un s'aveugler ainsi. C'est à peine si on a réussi à la faire douter sur le fait que sa fille soit une mutante et non pas une dépressive gravement malade.

Je soupirai.

- Elle ne se rend même pas compte qu'en s'obstinant à croire qu'elle n'est pas une mutante, elle lui fait du mal. Mais bon, elles ont prévu d'aller à l'Academy toutes les deux. J'espère que ça les aidera.

- Mais tu ignores encore beaucoup de choses sur moi, Sweetheart. Et le poulet, après le sacrifice, t'as plus qu'à le cuisiner et le manger. Double bénèf.

Je grimaçai à l'entente du surnom qu'il me donnait. Je détestais quand il m'appelait comme ça. Puis la fin de sa phrase se fit un chemin jusqu'à mon esprit.

- Tu servirais aux clients un poulet sacrifié ? Demandai-je sans savoir si je devais avoir un choc traumatique ou un fou rire.

J'optais pour un ricanement étranglé.

Nous continuâmes notre jeu de chamailleries et de provocation, la boule dans mon ventre se desserrant peu à peu grâce à la distraction offerte par les plaisanteries de Chad. Puis le conversation prit un tour plus sérieux et je racontai à mon patron la rencontre avec Mme James au Sullivan – passant judicieusement sous silence la présence de Billy.

- Tu vois, c'est pour ça que je déteste les anti ! Ils font plus de mal qu'autre chose ! Surtout avec les gens de leur propre famille.

Je remarquai du coin de l'oeil qu'il s'était tendu au fil de mon récit.

- Je ne pense pas que Mme James soit vraiment une anti... soufflai-je.

Je redressai la tête, presque surprise par mes propres paroles. Je me raclai la gorge.

- Je veux dire... Le père de Lyra est un anti. Un vrai, un connard. Mais sa mère... Je sais pas. De ce que j'ai cru comprendre, elle a passé sa vie dans l'ombre de son mari, à suivre sa volonté sans réfléchir. Je pense qu'elle n'a pas le courage de regarder la vérité en face, de réfléchir vraiment au problème. Je crois qu'elle se contente de la solution de facilité, de croire en ce que son mari a toujours répété.

Je secouai la tête.

- Je ne lui cherche pas d'excuses. Son comportement est lâche et retombe entièrement sur Lyra qui as déjà assez de soucis comme ça. Mais je ne pense pas qu'elle soit véritablement une anti...

J'eus un hoquet ironique.

- Voilà que je chipote sur une dénomination.

Que Mme James soit un anti ou non, qu'elle soit lâche ou non, ne changeait rien aux faits, aux souffrances faites à sa fille. Ce n'était qu'un nom. Cela ne changeait rien. Ou peut-être que cela changeait tout. Peut-être que c'était la porte ouverte au manichéisme et aux préjugés...

Avant que j'ai pu pousser plus loin ma réflexion, Chad reprit :

- Si ça t'angoisse vraiment de jouer... Je peux donner au public l'apparence de marionnettes.

Je levais les yeux au ciel. Sauf que je saurais que ne c'était qu'une illusion, je saurais que derrière se trouvent toujours les gens, qui me regardent, qui m'écoutent. Être rationnelle pouvait être une véritable plaie.

- Allez, tu vas gérer... Au pire... Je n'aurais plus qu'à mettre la clé sous la porte.

Son ton faussement dramatique m'arracha un sourire. Le jeu reprenait.

- Au moins tu cesseras de tyranniser tes employés.

Le ton était sec, mais un air amusé se disputait mon visage.

- Et puis, toi et moi, on forme un super duo. Fais comme d'habitude, et tout ira bien.
- Facile à dire.

Je m'apprêtais à me lancer dans un loin discours mélo-dramatique sur la torture qu'il m'infligeait à chaque fois qu'il me faisait monter sur scène lorsque les portes de la cuisine s'ouvrirent sur Jake, l'un des extras employés pour l'occasion.

- Patron, y'a un jeune dans la salle qui veut vous voir. Paraît que c'est pour la place de commis de cuisine.

Jake ayant annoncé la venue d'un candidat pour le poste de commis de cuisine, Chad et moi mirent fin au « jeu » de chamailleries et de répliques acerbes que nous pratiquions comme un sport national. Le-dit candidat entra dans la cuisine, un sac de cours délavé sur l'épaule. Il était jeune, sans doute encore lycéen. Et il semblait assez intimidé.

- Euh... Bonjour... Je viens... Je suis... le postillon... euh, postulant.

Le postillon ? Voilà qui s'appelle avoir un cheveu sur la langue. Un sourire amusé m'échappa et je pouvait presque sentir Chad se mordre les lèvres pour ne pas rire. J'avais comme l'impression que l'entretien d'embauche allait dégénérer.

- C'est sur que tu vas pas postuler pour un poste de serveur... Chad Moriarty.

Tact de Mammouth, le retour.
Je jetai un regard mauvais à Chad, plus par habitude qu'autre chose.

- Luke. Morrigan. Voilà, je suis étudiant mais j'aurais besoin d'un petit job... Pour couvrir mes frais. Je suis dispo' le soir, sauf les jours de match c'est-à-dire le vendredi soir, les weeks-ends et les vacances je peux travailler aussi.

- Mmmh... pourquoi pas. Shakkey, t'as des questions plus pro' peut-être, puisque si je l'engage, ce sera ton sous-fifre.

Je levai les yeux au ciel, exaspérée. Qu'est-ce que je disais ?

- Je ne suis pas un tyran, moi !

J'insistai sur le dernier mot en lui jetant un regard appuyé. Il mettait le jeune mal à l'aise, le savait pertinemment, et s'en amusait. Bref, Chad dans toute sa splendeur. Luke se tourna vers moi. J'ouvrai la bouche pour lui demander s'il avait de l'expérience en cuisine lorsque...

- Regarde pas ses seins crétin, regarde pas ses seins.

Silence.

Je restai une fraction de seconde la bouche ouverte avant de la refermer de surprise. On pouvait entendre une mouche voler. Je ne savais pas trop si je devais éclater de rire ou piquer une colère.

- Oh merde... J'ai pas pensé à voix haute ?

Apparemment si. Chad se piqua un fou rire. Un vrai fou rire. Incontrôlable. Et je dus me retenir pour ne par rire – par contagion, et puis bon, la situation était quand même comique. L'adolescent devint écarlate.

- Je vais aller me pendre... Je suis désolé...

Au prix d'un gros effort, je parvins à ne pas rire, même si je ne pouvais m'empêcher de sourire. Je haussai un sourcil.

- Ne commence pas à raisonner comme ça, sinon tu ne tiendras pas longtemps en compagnie de cette énergumène-là, dis-je en désignant Chad – toujours plié en deux – du pouce.

Ce faisant, je croisai son regard. Je pouvais presque voir sa prochaine réplique se formuler dans sa tête. Je n'étais peut-être pas télépathe, mais je connaissais suffisamment Chad pour deviner qu'il venait de faire le lien entre la remarque malencontreuse de Luke et mon arrivée peu orthodoxe au Croco Deal. Et je sentais venir une terrible, terrible remarque au sujet de ma relation avec Billy.

Oh-hon.

- Oh non ! M'exclamai-je soudain en brandissant un index menaçant sur Hook. Je sais ce que tu vas dire. Non. Non. Et non. Tu ravales tes mots ! Tout de suite ! Ravales !

Mon dieu, j'avais pas fini d'en entendre parler de celle-là. Je lâchai un soupir exaspéré. Sérieusement, ce type allait me rendre folle. Cinglée. Totalement marteau. Je me retournai vers Luke, qui semblait ne plus savoir où se mettre. Je songeai que c'était sans doute un miracle qu'il n'ait pas encore pris la fuite.

- Bref ! Fis-je, bien déterminée à changer de sujet. Tu as de l'expérience en cuisine ?

Un petit jeune – Luke Morrigan – était venu postillon... euh, postuler pour la place de commis de cuisine et, comme c'était à prévoir, « l'entretien d'embauche » avait vite tourné à la catastrophe. Pour les plus grands frais du-dit Morrigan. Je m'efforçais de prendre sa défense. En fait j'étais prête à m'allier avec n'importe qui pour faire lutte commune contre Chad. Même si, bien sûr, ce n'était pas ça qui arrêterait mon patron...

- Ravaler quoi ? Moi je vais rien lui faire au gamin. Ton copain, s'il apprend qu'il pense a reluquer tes seins - très jolis au passage - il risque de le faire rôtir à petit feu.

Le torchon que j'avais dans les mains vola jusqu'à la figure de Hook. J'avais réagi au quart de tour. Sans vraiment savoir si l'impulsion m'était venue au mot « copain », ou bien au mot « seins ». (Qu'est-ce qu'ils avaient donc à parler des mes nichons, comme ça ?). M'enfin, le résultat était le même. J'en regretterais presque que le torchon soit propre.

Nullement gêné, Chad se tourna vers Luke.

- C'est un motard très sympathique. Mais il s'enflamme facilement.

Effectivement, j'aurais du prendre un torchon sale.

Le seul autre objet à ma disposition était une poêle. Mes doigts se resserrèrent convulsivement sur le manche, mais je parvins, avec un gros effort sur moi-même, à lâcher l'ustensile de cuisine. Il était tout neuf, et ça aurait été du gâchis.

Je fusillai Chad du regard, pour le coup. Sincèrement, j'aurais sa peau, un jour. De toute façon, se serait la sienne ou la mienne. Et j'avais déjà laissé ma santé mentale dans l'affaire, c'était largement suffisant. Bien décidée à changer de sujet, je me tournai vers Luke (qui semblait sur le point de se barrer en courant et, franchement, je ne pouvais pas lui en vouloir sur ce coup-là) et lui demandai s'il avait de l'expérience en cuisine.

- Hein ?

Allô Houston, on a un problème.

- Un peu. J'ai l'habitude de cuisiner pour mes petits frère et soeur quand ma mère bosse. C'est pas de la cuisine hyper élaborée, mais je me débrouille.

Il se frotta les mains sur son jean, nerveux. En présence de Chad, tous les nouveaux avaient étrangement tendance à devenir nerveux.

- Je fais plutôt bien les pizzas, les cookies, les crêpes et pancakes, les pâtes. Je sais peler des légumes et les couper sans y laisser un doigt. Et jusque-là j'ai jamais foutu le feu dans la baraque. Sauf une fois quand j'ai oublié des haricots parce que James s'était coincé la tête dans... non ça c'est pas important.

S'était coincé la tête dans … ? Bizarrement ça m'intéressait. … Ou pas. Les gosses ont de ces idées parfois. J'étais presque surprise de ne pas entendre Chad faire une remarque sarcastique.

- Faire la vaisselle ne me dérange pas. Le nettoyage non plus. C'est chiant mais nécessaire.

Je hochai la tête, approuvant le raisonnement.

- Je peux faire à peu près tout du moment qu'on me montre au moins une fois comment il faut faire.

Il ne semblait pas complètement débile, effectivement.

- Tu sembles avoir le minimum d'expérience pour faire commis, le reste, tu l'apprendras sur le tas. Ce n'est pas un problème. Mais as-tu déjà travaillé dans un restaurant ? Faire face à un coup de feu un samedi soir, ce n'est pas la même chose que de préparer un casse-croûte pour ton petit frère.

Je jetai un coup d'oeil à Chad, qui n'avait pas perdu son sourire narquois. Je lâchais un soupir.

- Quoique. Si tu arrives à supporter le patron, tu survivras bien à un coup de rush.

Le jeune Luke semblait avoir les bases en cuisine et comme il n'avait pas l'air trop stupide, il apprendrait le métier sur le tas, sans difficultés majeures. Le hic, c'est qu'il n'avait jamais assisté à un coup de feu en plein week-end.

- Euh... Non, mais j'ai déjà du préparer le repas de Thanksgiving pour toute la famille et préparer la salle à manger. Et filer un coup de main pour le repas annuel de l'équipe du lycée.

Bon, c'était certainement pas l'équivalent d'un coup de feu au Croco mais c'était déjà un minimum d'expérience. Pourquoi pas. De toute façon, s'il survivait à Chad, il serait immunisé contre les coups de rush.

- J'arrive à supporter les joueurs d'une équipe de football lycéenne. Sans vouloir me vanter, vu le niveau de QI ambiant dans ladite équipe je crois que je préfèrerais un coup de rush à un second entrainement.
- J'aime bien la philosophie de ce gamin. Qu'est-ce que t'en dis, Elena, tu veux l'essayer ou tu le renvoies chez lui et tu continues à me balancer ton stock de torchon à la figure ?

J'eus un sourire.

- Sa philosophie me plaît aussi.

Je réfléchis un instant.

- Tu serais dispo ce soir ? On est en sous-eff, donc c'est l'occasion de te prendre à l'essai et de voir ce que ça donne ?

Je jetai un coup d'œil à Hook qui approuva. Après un instant de réflexion, Luke accepta de rester ce soir. Alors, c'était décidé.

- Parfait. Tu peux déposer tes affaires dans les vestiaires. Première porte à gauche en sortant de la cuisine. Tu devrais également y trouver un tablier de rabe.

Je jetai un coup d'œil à l'horloge au dessus de la porte. Les clients n'allaient pas tarder à arriver, et les commandes, à affluer. Je me tournai vers Chad.

- Et toi, sors de ma cuisine avant que je te balance à la figure autre chose que mes torchons.

Je finis de sortir mes ustensiles, puis, lorsque Luke revint - habillé d'un tablier - je lui expliquai rapidement comment fonctionnait la cuisine, où les serveurs déposaient les commandes, où poser les plats une fois achevés. Puis je lui indiquai un plan de travail, et lui montrai comment préparer les légumes dont nous aurions besoin ce soir.

Les premières commandes arrivèrent, et nous nous mirent au travail.

- Au fait, aux alentours de 21h, je devrais... m'absenter de cuisine. Mais ne t'en fait pas, il n'y quasiment jamais de commandes à ce moment-là.

N'ayant pas très envie d'aborder le sujet de ma prestation de ce soir, je ne donnais pas plus de détails pour l'instant. Avant que le gros des commandes n'arrive, je lui indiquai comment faire deux ou trois desserts (il avait l'air à l'aise en pâtisserie). Cela faisait beaucoup d'informations d'un coup, il avait l'air de gérer.

Luke restait ce soir pour un premier "coup d'essai". Je lui donnais les premières instructions, et on se mit au travail. Cela me faisait bizarre d'avoir quelqu'un avec moi dans la cuisine. Depuis deux ans, je m'étais habituée à bosser seule. Mais ce n'était pas forcément un mal. J'aimais le travail d'équipe. Et cela me rappelait un peu le temps où je bossais au Club Med, à plus petite échelle. Sur les bateaux de croisières, on était au minimum un bonne quinzaine dans les cuisines !

J'informai le peut-être futur commis que je devrais... "m'absenter"... de cuisine aux alentours de 21 heures.

- Ok... On jette le chiot dans la rivière et on regarde s'il sait nager, c'est ça ?
- Exactement.

J'eus un petit rire.

- T'en fais pas, la rivière n'est pas profonde, lui assurai-je.

Après tout, en temps normal, les cuisines restaient vides quand Chad me traînait sur la scène du Croco.

Le rythme de travail s'intensifia eu fur et à mesure que les commandes s'accumulaient. Luke s'en sortait plutôt bien, pour un premier rush. Bon, sa technique de dressage était à perfectionner, mais on était au Croco, pas dans un restau de haute gastronomie. Il cassa deux assiettes, mais ne paniqua pas. Il avait du sang froid, un bon point. Et il était débrouillard. Avec un peu de temps et d'expérience, il ferait un commis tout à fait convenable.

- Wooh. C'est toujours la course comme ça ? souffla-t-il lorsque le plus gros fut passé.

Je m'esclaffai.

- Tout les jours. Et encore, ça a été assez soft pour un vendredi soir. Attends qu'on refasse une soirée à thème, et tu comprendra enfin le sens de l'expression "être sur les rotules" !

Je m'essuyai les mains sur un torchon.

- Une carte entièrement revue pour l'occasion. La salle pleine à craquer. Les animations à gérer en plus. Sans compter les illusions de Chad qui peuvent parfois se montrer... envahissantes...

Je me rappelai encore la fois où une armada de chauve-souris avait envahi la cuisine lors d'une spéciale Halloween. C'était à partir de ce jour-là que j'avais commencé à balancer mes torchons à la figure de Hook. Mon stock y était passé tout entier, ce soir-là, d'ailleurs.

- ça va pas tarder à être 21h... Je crois que je pourrais m'en sortir... Enfin, sauf s'il y a un rush inattendu... Ou un ogre qui s'invite...

Je levai les yeux au ciel.

- Le seul ogre maléfique dans le coin, c'est Chad, et il sera sur scène avec moi, marmonnai-je.

Le trac me prenait les tripes. Je surveillai l'horloge depuis un moment déjà. J'étais presque surprise que le patron ne soit pas encore venu me traîner hors de ma cuisine. J'avisai Luke, qui semblait anxieux - presque autant que moi.

- T'en fais pas. T'auras pas de commande, à part peut-être une crêpe ou deux et t'as déjà montré que tu savais les faire. Alors tout ira bien. Tu n'es même pas obligé de rester enfermé dans la cuisine.

La grande aiguille se rapprochait dangereusement de la position fatidique. J'aurais voulu la figer sur place, ou même carrément démolir cette foutu horloge. Mais trop tard, la double-porte des cuisines s'ouvrit sur Chad, qui avait, naturellement, remarqué l'heure. J'émis un grognement peu féminin.

- Oui, oui, ronchonnai-je. Je sais ! Je vais me changer.

J'ôtai mon tablier et le jetai sur une chaise avant de sortir, direction les vestiaires. La boule au ventre, je me changeai, enfila un simple jean et un chemisier écru aux manches trois quarts. Je dénouai mes cheveux et les arrangeait vite fait, histoire que je ne ressemble pas à rien. Puis, je sortis pour rejoindre l'arrière de la scène, ne pouvant m'empêcher de remarquer que la salle était dangereusement pleine. J'avais mal au ventre. Et oui, mes doigts tremblaient.

- C'est pas possible, il y a trop de monde. Je vais mourir...

J'avais laissé Luke et Elena à la cuisine, après m'être pris un torchon dans la figure. Je faisais confiance à ma cuisinière pour évaluer le talent de son potentiel commis. Je m'occupais donc du bar tranquillement jusqu'à ce qui soit l'heure. J'eus quand même le temps de vérifier que niveau connexion tout marchait - ce n'était pas le moment d'avoir une panne, puis j'allais me changer - je ne pouvais pas décemment jouer en étant habillé comme si j'allais incessamment sous peu aller servir un demi au comptoir ! Et contrairement à ce que pourraient penser certaines personnes, je ne prend pas un malin plaisir à user de mon don. L'heure venant j'allais en cuisine. Le gamin avait l'air un peu... à plat et Elena avait sa tête habituelle du "je ne veux pas y aller". Elle grogna en me voyant.

- Oui, oui. Je sais ! Je vais me changer.

Je lui fis un large sourire avant de lui tenir la porte ouverte.

- T'as l'air de tenir le coup, gamin. Pas mal.

Je laissais Shakkey aller se changer. Puis nous nous dirigeâmes ensemble vers l'arrière de la scène pour faire notre entrée. J'attrapais ma guitare, déjà soigneusement accordée.

- C'est pas possible, il y a trop de monde. Je vais mourir...
- Tu l'as déjà fait, Elena. Respire un grand coup et saute.

Je lui fis un clin d'oeil avant de sauter sur scène. Littéralement. Entrée frimeuse. Sans cogner ma guitare - j'avais mis quelques essais avant de réussir mon coup.

- Hey ! Bonsoir à tous et à toutes ! Je vois que vous êtes toujours fidèles au rendez-vous !

Elena me rejoignit timidement.

- Ce soir on a décidé de faire calme et de rester dans les classiques, alors, messieurs, si vous voulez jouer les romantiques, vous pouvez inviter ces dames à danser... Les filles... Si vous en avez marre d'attendre qu'on vous invite... foncez !

Je me reculais légèrement pour qu'Elena passe au premier plan et commençait à jouer.

Ca y était. Le grand moment était arrivé. Malgré tous mes efforts pour le retarder. J'avais eu beau tout essayer, de l'ignorer jusqu'à la fusiller du regard jusqu'à ce que sa grande aiguille casse, l'horloge avait continué d'avancé avec son tic-tac horripilant qui résonnait dans toute la pièce. Et voilà que je me retrouvais en coulisse, à deux pas de la scène. Le murmure des conversations bruissait encore, et résonnait comme un chant de guerre à mes oreilles. Mon estomac enchaînait les triples saltos arrière avec vrilles croisées inverses. Un acrobate, vrai de vrai.

- Tu l'as déjà fait, Elena. Respire un grand coup et saute.
- Facile à dire !

Ah ben justement. C'est ce qu'il faisait. Oh le con.

Il m'avait pas prévenue. J'avais pas eu droit au signal préparatoire. J'étais pas prête psychologiquement. J'allais rater, tout faire foirer. J'allais m'écrouler à cause de mes genoux jouant des castagnettes - on ne pouvait nier qu'eux, au moins, avaient le sens du rythme. J'allais vomir partout à cause de mon estomac qui avait du vivre dans un cirque dans une vie antérieure. Je serais incapable de chanter, ma gorge était trop nouée, il faudrait au minimum une tronçonneuse pour défaire ce sac de nœuds à l'intérieur de ma trachée....

- Hey ! Bonsoir à tous et à toutes ! Je vois que vous êtes toujours fidèles au rendez-vous !

Oh pu-tain.

Je me forçais à avancer pour le rejoindre sur scène. Raide, tendue, sourire figé sur les lèvres. Quelques clients au premier rang - des habitués - échangèrent des coups d'œil amusés. Tous les habitués savaient que je souffrais de trac anté-traumatique. Ne pas s'effondrer. Ne pas gerber. Et si possible, desserrer suffisamment les dents pour arriver à chanter. Je pouvais le faire. Je pouvais le faire... Non, je pouvais pas. Il y avait trop de monde. Trop de monde qui me regardait. Trop de monde qui me fixait. Trop de monde qui m'observait.

Oh putain de merde.

- Ce soir on a décidé de faire calme et de rester dans les classiques, alors, messieurs, si vous voulez jouer les romantiques, vous pouvez inviter ces dames à danser... Les filles... Si vous en avez marre d'attendre qu'on vous invite... foncez !

Chad se recula un peu et je me retrouvai seule, en avant-scène.

Oh putain de putain de merde.

Rester calme. Ne pas penser aux gens qui n'avaient d'yeux que pour moi. Ne pas s'effondrer. Ne pas gerber. Desserrer les dents pour arriver à chanter. Je pouvais le faire. Je pouvais. Chad commença à jouer et je levais mon micro. Depuis quand j'avais un micro dans la main moi ? Oh merde. Bon. Ne pas s'effondrer. Ne pas gerber. J'allais le faire. J'allais le faire.

Je commençai à chanter, d'une voix pas très assurée sur le premier couplet, mais qui gagna en puissance dès le refrain. Chad avait choisi un chanson facile, que je connaissais depuis des années et que j'aimais beaucoup, pour me mettre en confiance. Il me connaissait bien. Je laissais la musique vibrer sous ma peau, les notes m'emporter avec elles. Le public était toujours là mais j'avais moins conscience de leur présence. La musique, une passion immuable pour moi, soulageait mon stress, pourtant mon cœur battait toujours à tout rompre.

Dès la deuxième chanson, j'entrai dans une sorte d'état second, partagée entre l'euphorie et la terreur, le besoin impérieux de tout arrêter et le désir de continuer jusqu'à ce que j'en crève. La musique prenait possession de mon âme, et je chantais avec tout ce que j'avais, laissant ma voix emplir la salle. Je me laissais aller et enchaînais les couplets. Je n'étais plus figée sur scène, j'esquissais quelques pas de danse, échangeais des regards complices avec mon guitariste, invitais le public à m'accompagner sur les refrains, faisais même un ou deux déhanché à l'occasion.

Au bout d'une bonne heure de prestations, on acheva la dernière chanson, sous un tonnerre d'applaudissement. Chad vint me prendre la main et nous saluâmes. Puis on se retira. A peine arrivée en coulisses, je m'effondrais sur un tabouret, épuisée. Trop. Trop d'émotions. Trop d'adrénaline. Trop de Ouf. Trop de trop.

- Oh pu-tain...

Je m'épongeai le front et Chad me passa une bouteille d'eau que j'engloutis en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

- J'te jures, si je dois mourir d'une crise cardiaque... ce sera à cause de la scène.

Mais mon sourire ne pouvait cacher les faits : j'avais pris mon pied en chantant. J'étais lessivée, presque morte, mais j'avais adoré cette ambiance survoltée, les pulsations de la musique, l'euphorie de la scène... C'était unique comme expérience.

Nous venions de sortir de scène, et j'étais littéralement épuisée, lessivée, crevée. Trop-plein d'émotions. La scène me ferais avoir des problèmes cardiaques, à la fin.

- T'inquiètes. ça risque pas d'arriver... La preuve, t'es encore là, depuis le temps.
- Qui sait de quoi sera fait demain.

Je me voulais défaitiste, mais le ton n'y était pas.

- T'as assuré grave.

J'eus un sourire. La même remarque, à chaque fois, sans exception.

- Merci, tu n'étais pas mal non plus, répondis-je, taquine.
- On devrait se trouver un batteur, non ?

Je haussai les sourcils, réfléchissant à la question.

- Pourquoi pas... Tu aimerais bien, ça te ferais quelqu'un en plus à tyranniser.

Je souris. J'aimais bien le provoquer.

- Ouais, je sais, je suis un tyran, mais t'as pas d'excuse, parce que t'as réellement pris ton pied, ne me dit pas le contraire.

Je ris.

- Oui, mais tu es mon tyran à moi ! fis-je malicieuse avant de me lever et de retourner en cuisine.

Luke m'y attendais. Comme je m'en doutais, il n'avait eu quasiment aucune commande pendant le concert. En prime, il avait même commencé à faire la vaisselle. Oh lui, il avait de l'avenir en tant que commis !

- Comment ça s'est passé ? lui demandai-je.

Je l'aidais à finir de ranger. On eu vite terminé. Alors que la cuisine était à nouveau impeccable, Jake, l'un des extras de la soirée, entra avec un gigantesque bouquet de fleurs à la main, qu'il me tendit avec un petit sourire amusé.

- Pour toi, Shakkey.
- Pardon ?

Et naturellement, c'est ce moment-là que Chad choisit pour entrer.

- Jake... Qu'est-ce que c'est que ce truc ? D'où ça sort ?
- On l'a déposé au bar, pour toi.
- Mais qui ?
- J'en sais rien.

Je restai un moment silencieuse, abasourdie. On m'avait envoyé des fleurs ? Billy ? Je sentis mes oreilles chauffer. Non, on se connaissait depuis quelques heures.

- Il y a une carte, précisa Jake en me la tendant.

Je l'attrapai avant que Chad ait l'idée de la lire. Je la retournai et lut :

"Mieux que des mots, ces fleurs te diront tout. Ta voix est une merveille. Ne cesse jamais de chanter.
Ton plus grand admirateur."

Je virais à l'écarlate. Avant que je ne puisse réagir, Chad m'arracha la carte des mains.

J'étais encore abasourdie, sous le choc. Chad, lui, se marrait. Bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ?

- Tu vois, je te l'avais dit ! T'es faite pour la scène et ceci - il désigna la carte - est le début de la gloire.
- J't'en foutrais moi, de la gloire... marmonnai-je

Il me rendit le bout de carton.

- Où alors c'est ton petit copain. Mais il ne me semble pas l'avoir vu dans la salle. Donc, c'est assez improbable.

Je le fusillai du regard.

- Tu veux que je t'ouvre un fan-club ?
- Essaye, pour voir.

Qu'il fasse un truc pareil, et je l'assassinais pour de bon. Par réflexe je levai le bras pour lui balancer un de mes torchons à la figure mais je n'en avais aucun à proximité. Dommage. je laissais piteusement retomber mon bras. Mais, conciliant, Chad changea de sujet.

- Sinon, tu prends le jeune comme commis ?

Je me tournai vers le commis en question, qui nous fixait toujours avec l'air de se demander ce qu'il foutait là. J'eus un maigre sourire.

- Tu t'en es bien sorti, dis-je à Luke. Tu as encore quelques lacunes et tu manques d'expérience, mais ça viendra, je me fais pas de soucis.

Je me tournai vers Chad.

- Pour moi, c'est bon.

Je jetai un coup d'œil au jeune.

- Enfin, si t'es toujours d'accord pour bosser dans ce restau de cinglés...

- Moi ça me va. Du moment qu'on me demande pas de faire le guignol devant les clients.
- Alors cache soigneusement tout talent que tu puisse avoir...

Je jetai un regard amusé à Chad. Je me rappelais encore comment il m'avait harcelé pendant des jours après m'avoir surprise en train de chanter en cuisine.

- C'est si traumatisant que ça d'avoir un fan ? Parce que tu chantes super bien, c'est pas X-Factor - c'est pas truqué en fait - c'est plutôt classe.

Je levais les yeux au ciel.

- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi.

Je n'avais pas besoin d'un deuxième Chad.

- C'est pas le fan qui est traumatisant, c'est la scène. Le trac finira par avoir ma peau, et ce sera ta faute, Hook.

Tu parles, il souriait jusqu'aux oreilles. Et à vrai dire, j'en étais pas loin, moi aussi.

- Mais merci pour le compliment, repris-je. C'est gentil. En attendant, tu peux reprendre ça, Jake.

Je lui refourgeais le bouquet dans les mains.

- Quoi ? Mais...
- Je suis à pied ce soir, hors-de-question que je me balade avec ça. Tu n'as qu'à le mettre dans l'entrée, ça mettra un peu de fraîcheur, je ne sais pas...

D'ailleurs, ma voiture était toujours garée sur le parking du O'Sullivan. Demain, il faudra que je me lève un peu plus tôt pour prendre le bus et aller la récupérer avant de venir au Croco. Les balades à moto improvisées – même avec un bogosse – pouvaient avoir leurs petits inconvénients.

Jake grommela mais finit par repartir avec le bouquet. Je me tournai vers Luke.

- Bon, je te laisse voir avec Chad pour tes horaires et le reste. Et toi, Hook...

Je tendis un doigts menaçant.

- Sois gentil, ok ?

Sourire amusé aux lèvres, je les saluai.

- Bon, je rentre moi. Bonne soirée les gars...

Après avoir récupéré ma veste et mon sac, je traversai la salle. Il n'y avait plus grand monde. Il fallait dire qu'il commençait à se faire tard aussi. Je saluai quelques habitués puis sortis. Je m'allumai un clope puis pris le chemin du parc, raccourci pour rentrer chez moi. Je venais de l'atteindre lorsque je crus entendre un bruit de pas derrière moi. Je m'arrêtai et me retournai, soudain tendue. Personne, bien sûr. Je soupirai. J'étais juste fatiguée. La journée avait été bien remplie, entre les retrouvailles de Lyra et sa mère au Sullivan, la balade avec Billy et le concert de ce soir...

Je me remis en marche, pressée de retrouver mon lit.