Lyra s’était rendue compte qu’elle était une mutante très tard. Trop tard. Les James étaient une famille très respectée. Son père possédait un empire dans la finance, une boite de placement dont elle n’avait jamais très bien compris la fonction. Sa mère était prix Nobel pour ses découvertes en biologie. Elle avait un frère aîné en passe de devenir neurochirurgien, une sœur cadette ayant déjà sauté deux classes, la pression de centaines d’ancêtres prestigieux sur les épaules, et elle était là, pleurant, les genoux entre les bras, déroutée.

Petite déjà elle se sentait comme une extraterrestre, très tôt elle avait eu à se demander ce que diable elle faisait là, dans ce monde qui lui était si dissemblable. Ce don aurait pu apparaître n’importe où, il avait fallu que ce soit ici. C’était pourquoi elle avait mis tant de temps à comprendre. Après tout, personne sous ce toit ne pouvait lui expliquer de quoi il s’agissait. C’était une chose taboue, sur laquelle on ne mettait pas de nom. C’était ce don il ne fallait pas surtout pas parler. D’ailleurs très tôt, la famille chercha à dissimuler cette jeune fille étrange et encombrante, si bien qu’on lui fit l’école à la maison.

Cela avait commencé assez tôt. Elle devait avoir huit ou dix ans. Peu à peu le monde s’était vidé de ses couleurs. Il lui semblait qu’elle avait toujours été plus ou moins triste, mais à cette époque là, cela devenait insupportable. Se lever le matin était un calvaire, se coucher le soir était un cauchemar. Evidement les résultats scolaires s’en ressentaient alors les parents la grondaient tant et plus, la privaient de dessert, l’enfermait dans sa chambre des heures durant, privée de tout contact. Lorsqu’elle était seule étrangement, elle se sentait un peu mieux, elle ignorait pourquoi. Son frère et sa sœur ne lui adressaient plus la parole, pas par méchanceté, mais parce qu’elle leur semblait incompréhensible avec ses perpétuelles crises de larmes, ses tremblements, son apathie, son désespoir.

Lyra était donc devenue une enfant solitaire. Solitaire et suicidaire. Lorsqu’elle commença à se sacrifier, à vouloir mourir ses parents finirent par se résoudre à ouvrir les yeux. Leur fille était malade, elle souffrait de dépression ou d’une malformation cérébrale. Le frère assurait qu’il avait vu dans ces cours d’une sismothérapie ou qu’un traitement médicamenteux pourrait améliorer son cas. Mais tous leurs efforts furent vains évidemment. Les traitements la plongèrent dans un état proche du somnambulisme. Elle ne sortait plus de chez elle, muette sous le brouillard de son esprit. Ses parents la cachaient chez eux, dans sa chambre sous les toits, comme une tare que personne ne veut voir. A nouveau tout le monde cacha derrière la colère et la haine son sentiment d’impuissance.

Lyra avait toujours été docile, sage et douce. Peinée mais serviable quand elle en avait la force. Comme elle restait à la maison alors que tout le monde travaillait d’arrache pied à réussir sa vie, elle s’occupait de la vaisselle, débarrassait la table. En réalité souvent lorsqu’ils invitaient du monde à dîner, notamment les clients de son père, elle réussissait sans mal à se faire passer pour une servante un peu distraite.

Ce soir là, son père recevait un jeune industriel ayant tout juste hérité de l’empire de son père. Quelque chose l’avait immédiatement attirée chez ce jeune homme. Lyra était bien trop solitaire pour penser à l’amour encore et aussi un peu trop jeune, mais il y avait quelque chose sur son visage de tout à fait extraordinaire. Durant tout le repas, elle se dissimula pour l’observer derrière le chambranle de la porte, intriguée et curieuse. Elle apprit qu’il était juste marié, à peine revenu d’un voyage de noce avec une femme merveilleuse, disait-il. Autour de lui, la vie semblait supportable à nouveau, près de lui elle pouvait respirer un peu d’air frais, comme si elle avait passé toute son enfance en apnée sous l’océan. Elle sentait croître en elle un espoir inconnu. Elle aurait donné n’importe quoi pour pouvoir lui parler, lui demander quel était son secret.

Mais il s’en alla et la porte se referma et avec elle cette fenêtre ouverte sur une vie meilleure. Lyra commença à comprendre que la réponse se trouvait avec lui, dehors, hors de cette maison et de ses murs. Alors elle commença à braver sa peur de la foule, qu’elle avait mise sur le compte de sa trop longue réclusion, pour aller faire les courses, sortir dans le parc.

L’expérience du dehors lui laissa chaque fois une impression très prégnante comme si ont avait gravé des instants sur sa peau, dans son corps. Parfois elle revenait encore plus triste qu’elle n’était partie, mais souvent elle rentrait heureuse, ivre d’avoir observé le ciel, quitte à foncer dans les passants, calme de s’être allongée dans l’herbe, le cœur transporté par les nuages, près d’un couple d’amoureux, intriguée à la vue d’un peintre dessinant tant bien que mal le paysage et le signe blanc qui passait par là.

Peu à peu Lyra retrouva son sourire, adolescente enfin elle se passait des médicaments. Mais d’une façon inexplicable, après ces journées passées dehors, elle redoutait toujours de rentrer à la maison. D’abord sans doute parce qu’elle y recevait les pires remontrances. Il n’était pas question de passer son temps à flâner dehors quand on appartenait à la famille James. Mais aussi et surtout, chaque fois, elle s’allongeait sur son lit, épuisée par la vie du dehors, le cœur vibrant de sentiments contradictoires et la tristesse fondait à nouveau sur elle, celle de son enfance, l’insurmontable désespoir qui la terrorisait dans ses cauchemars.

Il fallait trouver de moyens de lutter contre cette chose qu’elle ne pouvait même pas nommer mais qu’à présent elle refusait d’accepter comme une fatalité. Alors elle prit des crayons et dessina, elle trouva au sous-sol une vieille guitare et joua, elle progressa vite, les James étaient des gens intelligents, doués dans tout, tout ce qu’ils touchaient se changeait en or et elle ne faisait pas exception. Après une vive discussion sa mère décida que la petite Lyra serait inscrite au conservatoire, où elle apprendrait à exceller comme eux tous et enfin retirer à l’honneur de la famille cette tâche qu’elle était. Ce n’était pas aussi prestigieux que la science, la médecine ou la finance mais c’était déjà quelque chose.

Tous les professeurs s’accordèrent à dire que Lyra avait du talent, notamment pour la danse et le chant, mais tous s’accordèrent également sur le fait qu’elle avait du retard en solfège, qu’elle était distraite, peu travailleuse, toujours ailleurs, dans la lune. Elle était docile, elle faisait ce qu’on lui demandait mais malgré tout, il semblait impossible d’en faire quoique ce soit de convenable. Avec le temps, elle prenait peu à peu l’air d’être ailleurs, d’être préoccupé par le destin d’un autre monde, lointain et inconnu.

En réalité, les préoccupations de Lyra n’étaient pas si lointaines. Elle grandissait, prenait malgré tout du recul avec tout cela. Elle se rendait compte que chez elle, quelque chose clochait. Elle rencontrait partout des gens qui lui donnaient envie de soulever des montagnes. Mais chez elle, chaque fois qu’elle franchissait le seuil, la tristesse tombait sur ses épaules, invariablement, toujours aussi lourde et inchangée. Mais quelle était cette famille ou chacun mange à un bout de la table, où on se parle mais où ne se regarde pas ? Quel était cet amour de parents qui ne donnait pas droit à l’erreur ? Quel était ce monde où le faible est destiné à mourir, quelle était cette mère incapable de consoler ses enfants lorsqu’ils chutent et se font mal ? A observer les couples, les parents, les familles qu’elle avait autour d’elle, Lyra se rendait compte de tout ce dont elle avait été privée, elle s’apercevait qu’en réalité elle avait toutes les raisons d’être triste. A y bien regarder d’ailleurs, son frère semblait triste s’abîmant dans les profondeurs de son travail jamais achevé, sa mère s’adonnait à ses recherches, partait à l’autre bout du monde dès que l’occasion se présentait. Sa sœur devenait dure et méchante peu à peu. Elle comprit tout quand elle découvrit dans le salon derrière le canapé la planque des bouteilles d’alcool de son père. Quelque chose l’avait rendue incapable de faire avec cette peine que tous contenaient et cachaient plus ou moins, c’était cette même chose qui faisait qu’à présent elle était la seule à connaître un semblant de bonheur alors qu’elle y était le moins destinée.

Armée de ces visions nouvelles, elle faisait mieux face. Elle comprenait. Sa grand-mère était horrible au fond, toujours à critiquer sa mère pour un oui ou un non. Ses grands-parents paternels étaient morts dans un accident, laissant son père seul au monde, dans un orphelinat. Au fond peu importait comment cela avait commencé, il fallait que cela cesse. Alors Lyra secouait la tristesse du mieux qu’elle pouvait, elle s’accrochait à l’idée qu’elle était heureuse, qu’elle aimait ce qu’elle faisait, la vie qu’elle avait présent. Quelques fois pourtant, souvent même le noir semblait encore gagner lorsqu’elle rentrait chez elle.

Lyra entendait parler des mutants depuis qu’elle était enfant. Plus exactement elle entendait son père pester après ces « saletés de mutos de merde » qui faisaient plonger le marcher avec la peur qu’ils inspiraient, menaçaient de fausser la bourses avec leurs dons de télépathie, en un mot qui étaient responsables d’à peu près tous les malheurs du monde. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour comprendre, peut-être parce qu’elle ne voulait pas s’y résoudre, ou parce que son don était flou, difficile à saisir, possédant encore des frontières avec la normalité. Cette tristesse n’était pas à elle, elle s’amplifiait lorsque quelqu’un entrait dans la pièce, et diminuait quand cette personne en sortait, elle avait une tonalité différente, selon la personne qui se trouvait le plus près d’elle. Ce n’était pas que de la tristesse, c’était impossible à décrire, une espèce de violence faite à soi-même, de dureté, de discipline, de blessure cachée derrière un mur de béton. Elle avait accès aux émotions qui animaient les êtres de sa famille, elle avait été le réceptacle de toutes ces choses que personne ne voulait voire auxquelles personne ne voulait penser, qu’aucun mot ne peut décrire fidèlement. Elle ne pouvait tenir ses sensations désagréables à l’écart de son esprit, mais parfois, elle se souvenait qu’elles venaient du dehors et elle renouait un instant avec sa propre joie de vivre.

Elle avait compris tout d’un coup, brusquement l’évidence lui avait sauté aux yeux. Elle s’était placée devant son miroir, nue, cherchant quelque part sur son corps une difformité, une excroissance, quelque chose qu’elle pourrait arracher pour revenir en arrière, changer son destin. Elle avait des jambes frèles de danseuse, un corps rendu fin par la discipline maternelle, de petits seins blancs, un visage un peu rond et innocent, d’interminables cheveux blonds ondulant jusqu’à ses fesses, de grands yeux bleus. Qui aurait cru que derrière cette image se cachait un monstre ?

Il n’était pas question d’en parler. Elle ne pourrait pas expliquer aux siens ce qu’elle était, elle pourrait encore moins lui expliquer la nature de ses dons d’empathie, puisque pour eux, toutes ces choses étaient devenues inconcevables. Il n’était pas question de rester là. Elle se sentait en danger. Elle se disait que si elle l’apprenait son père l’égorgerait de ses mains. Elle ne pouvait que fuir. Dès maintenant, sans attendre. Elle avait tout juste dix-huit ans.
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